« Le salaire doit être la reconnaissance d’une qualification »

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Bernard Friot, sociologue et économiste. ©J.Marando/CCAS

Des salariés copropriétaires de leurs outils de travail et libérés du capitalisme, des investissements sans crédit et sans passer par le circuit financier classique… Bernard Friot, sociologue, est aussi un des rares économistes qui plaident pour un salaire mensuel à vie de 1500 à 6000 euros net, selon la qualification. Dans son dernier livre, « Émanciper le travail », ou au sein du Réseau Salariat, il milite pour un retour à l’offensive de la classe ouvrière.

Vous distinguez salaire à vie et revenu de base, quelle est la différence ?
Le revenu de base est un des projets qui se multiplient actuellement. Il est distribué au nom de besoins. C’est parce que l’on a des besoins, et éventuellement pas d’emploi, que l’on a un revenu de base. Alors que le salaire, c’est ce qui reconnaît non pas nos besoins mais notre contribution à la production de la valeur économique. Salaire à vie et revenu de base sont des projets antinomiques. L’un est capitaliste, l’autre est anticapitaliste. Sommes-nous des mineurs économiques ayant droit à un pouvoir d’achat ? Ça, c’est le revenu de base. Ou sommes-nous les seuls producteurs de la valeur ayant le statut politique du producteur à pouvoir prétendre diriger l’économie, en tant que souverains de la valeur économique ? Dans ce cas-là, c’est le salaire à vie.

Salaire à vie que vous souhaitez voir se généraliser.
Le salaire à vie est déjà là. Changer le mode de production suppose de changer les institutions. Et les institutions de production dans le capitalisme, c’est d’une part la propriété lucrative. Les propriétaires de l’outil en tirent un revenu en exploitant le travail des salariés. Une fois que les propriétaires de l’outil ont fait cette activité de prédation qu’est le profit, ils vont prêter ce qu’ils viennent de piquer. C’est donc le crédit. Il n’y a pas besoin de crédit pour investir, puisque l’investissement va générer, à la période suivante, du travail plus productif ou plus important. Et donc une valeur supplémentaire qui pourrait être cotisée dans des caisses gérées par les travailleurs eux-mêmes. Ces caisses vont subventionner à nouveau de l’investissement qui générera, par du travail supplémentaire ou plus productif, de la valeur supplémentaire qui sera cotisée et permettra de subventionner de l’investissement, etc. Le cycle cotisation-subvention, c’est la réponse anticapitaliste au cycle profit-crédit. Or c’est ce cycle-là qu’il faut déjà mettre en place.

« Tant que la logique du profit génératrice de crédit est au coeur de l’activité économique, nous ne pouvons pas être propriétaires des outils de travail, ni décisionnaires. »

Et, d’autre part, la deuxième institution qu’il faut complètement subvertir si nous voulons changer le mode de production, c’est le chantage à l’emploi. Nous n’avons pas de reconnaissance en tant que producteurs, nous sommes uniquement reconnus comme des êtres de besoins à qui l’on va jeter, comme à des chiens, du pouvoir d’achat. C’est contre cela que le mouvement ouvrier s’est dressé, pour sa dignité, et pour conquérir, car il l’a partiellement conquis, un salaire qui est non pas le prix de la force du travail – c’est la logique capitaliste du salaire – mais la reconnaissance d’une qualification.

Pouvez-vous expliquer cette notion de qualification ?
La qualification, cela veut d’abord dire l’expérience professionnelle. Il n’y a pas que les fonctionnaires qui ont un salaire à la qualification. Dans des entreprises comme EDF-GDF et la SNCF, on fait carrière. Il n’y a pas véritablement passage par le marché du travail. Les syndicats ont été en mesure d’imposer que la qualification du poste rejaillisse en quelque sorte sur la personne. Et lorsque l’on change de poste, c’est en tout cas pour un poste plus qualifié et on ne perd pas en salaire. Le salaire est devenu en quelque sorte l’attribut de la personne. Et si vous ajoutez à ces 5 millions de fonctionnaires, à ces millions de salariés d’entreprises ou de branches qui garantissent une carrière, les retraités qui, pour la moitié d’entre eux, ont une pension entre 70 et 100% de leur salaire de référence, cela vous fait une quinzaine de millions de personnes ayant un salaire à vie en France aujourd’hui. Continuons.

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Vous dites que la classe ouvrière révolutionnaire est en panne, moins subversive qu’au siècle dernier…
Il y a aujourd’hui deux bases militantes très importantes pour la poursuite de ce qui a été conquis au XXe siècle par une classe ouvrière à l’offensive entre 1920 et 1980. D’une part, les syndicats qui s’interrogent sur la légitimité de la stratégie qui les mène à l’échec depuis trente ans. Ce sont des gens combatifs mais ils sont bridés par une organisation qui n’assume plus la dynamique révolutionnaire des décennies antérieures. Cependant ils existent.

« L’attente que quelqu’un nous donne du travail a été intériorisée par l’éducation familiale et scolaire. »

D’autre part, il y a toute une fluorescence du refus de jouer le jeu du capitalisme dans des initiatives locales de production alternative. Ces deux traditions doivent se rencontrer. Ces jeunes trentenaires qui sortent certifiés du système éducatif ont un mode vie en cohérence avec leur conviction, ce qui n’est pas le cas de beaucoup de militants syndicalistes engoncés dans la gestion avec le patronat d’institutions, de plus en plus intégrés à la logique capitaliste. Je ne parle pas des militants syndicalistes déterminés mais de ceux qui tiennent les boutiques pour le moment. Il y a une forme de schizophrénie que l’on ne retrouve pas dans cette jeunesse alternative. Mais cette jeunesse a beaucoup à apprendre en termes de nécessité d’organisation et de conquête à l’échelle macro-sociale, si l’on ne veut pas que toutes ces innovations soient reléguées à la marge. C’est donc cette articulation entre ces deux modes de militance qui me rend optimiste.

La classe ouvrière est-elle prête aujourd’hui à se saisir de ces moyens de production ?
Il y a tous ceux qui ne se revendiquent pas de la classe ouvrière, je viens de faire allusion à tous ces trentenaires qui entendent maîtriser les instruments de production. Il s’agit que cette jeunesse alternative se sente concernée par la dynamique du mouvement ouvrier du XXe siècle, s’en pose comme héritière, fasse la jonction avec ceux qui dans le syndicat sont décidés eux aussi à sortir d’une logique qui consiste à « aller chercher un repreneur qui nous donne du travail ».

Nous avons maintenant des syndicalistes qui militent pour l’auto-organisation des salariés. Mais ils se heurtent à une majorité de salariés qui sont encore dans l’optique « j’attends qu’on me donne du travail ». L’attente que quelqu’un nous donne du travail a été intériorisée par l’éducation familiale et scolaire. Dans les salons d’orientation, on nous apprend à nous conformer à une attente divine. On nous apprend à attendre de Dieu qu’il nous donne notre avenir. C’est un système capitaliste mais religieux. Je dois donc envoyer des signaux positifs au marché financier. Mais Dieu n’est pas fou, il nous tient toujours à distance, nous ne sommes jamais dignes de l’approcher.

« Émanciper le travail », entretiens avec Patrick Zech, éd. La Dispute, 2014, 176 p., 10€.
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1 Commentaire
  1. GUERIN 7 ans Il y a

    Et pourquoi pas la journée de 25 heures, un, été permanent et de la glace à la framboise à chaque carrefour.
    Bien évidemment, il sera interdit de mourir!

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