Juliette Nivard : « Le capitalisme a détruit les solidarités paysannes »

La metteuse en scène Juliette Nivard. ©Eric MassuaD’où vient le malaise du monde paysan ? Le capitalisme est-il toujours synonyme de progrès ? Sur ces sujets, la metteuse en scène Juliette Nivard (compagnie Les Philosophes barbares) propose de réfléchir de manière ludique et décalée dans « C’est pas (que) des salades ». Une pièce à voir au festival Contre courant (Avignon) et dans les villages vacances CCAS cet été.

De quoi parle votre spectacle « C’est pas (que) des salades » ?

Juliette Nivard : Ce spectacle traite de la souffrance du monde paysan : c’est l’histoire d’une ferme des années 1960 à nos jours, et du passage d’une génération à l’autre, ces générations confrontant leurs points de vue sur l’agriculture. Le héros est un gamin des villes, qui va vivre chez son oncle et sa tante en Aveyron, et qui s’angoisse parce qu’il y a de la boue partout, parce que ça sent fort, etc. Il fait des bêtises et, pour le punir, son oncle et sa tante l’envoient faire pousser des salades. Apparaît alors un personnage, sorte de transposition de la politique agricole commune (PAC), qui va lui offrir un « pschitt-pschitt » magique pour faire pousser les salades instantanément. C’est comme ça qu’il découvre sa vocation d’agriculteur.

Pourquoi avoir choisi le théâtre d’objets plutôt qu’un théâtre plus documentaire pour traiter de ce sujet ?

Notre travail est assez documenté, mais nous préférons laisser une certaine place à l’artiste, qui va créer de la fantaisie autour d’un sujet sérieux. Le spectacle est plutôt une fable, avec des personnages caricaturaux, et le théâtre d’objets offre un aspect très visuel : nous jouons avec une voiture, des petits cochons…

Notre volonté n’est pas d’être proche de la réalité mais de fabuler, de délirer, d’exagérer les choses pour faciliter l’accès à des sujets politiques, en les abordant de manière ludique, avec décalage. La devise de la compagnie, « Barba non fecit philosophum », signifie « la barbe ne fait pas le philosophe » : nous voulons faire de la philosophie par des biais détournés, en toute humilité, la faire sortir du cadre de l’université. La compagnie met également en avant une certaine capacité à douter de ce que le système nous propose, à réfléchir sur les réalités telles qu’elles nous sont présentées.

Comment est né ce spectacle ?

L’idée nous est venue après notre déménagement dans une zone très rurale de l’Ariège, où nos voisines les plus proches étaient des vaches… et une forêt ! Et nos [autres] voisins sont tous agriculteurs. À force de récolter leurs histoires, nous avons eu envie de nous en emparer pour défendre une agriculture plus raisonnée et repenser la notion de progrès : il faut remettre en cause l’idée que la technologie est la seule vision du progrès.

Lorsque le jeune garçon arrive à la ferme, il doit obéir à des « injonctions préhistoriques », selon vos termes. Qu’entendez-vous par là ?

Cette formule signifie que le langage des citadins et des campagnards n’est pas le même, et elle met en lumière les préjugés qu’ont les premiers sur les seconds : ils trouvent leur langage un peu arriéré. Nous présentons ainsi des personnages caricaturaux, brossés à grands traits, avec un fort accent.

Cette caricature ne risque-t-elle pas de vexer les personnes qui vivent à la campagne ?

Le spectacle a été joué plus de 100 fois depuis 2020, et il marche plutôt bien. C’est vrai, il nous a parfois été reproché de véhiculer ces préjugés sur la ruralité, alors que nous n’en avons pas du tout. Il faut comprendre que c’est du troisième voire du quatrième degré. Et nous nous moquons aussi du garçon des villes, qui est gauche et bête. Tout le monde en prend pour son grade, ce qui, dans l’ensemble, provoque plutôt des rires.

« Chez les agriculteurs avec qui j’échange, il y a une certaine nostalgie de l’époque où ils faisaient les foins tous ensemble, où les pâtures étaient partagées. Le capitalisme a détruit ces liens-là, cette notion de ‘commun’. »

Spectacle "C’est pas (que) des salades", Compagnie "Les philosophes barbares" - © Virginie Meigé

Spectacle « C’est pas (que) des salades », Compagnie « Les philosophes barbares » – © Virginie Meigé

À travers cette histoire, vous dénoncez la PAC. Selon vous, l’Union européenne (UE) n’a-t-elle rien apporté de positif au monde agricole ?

L’UE n’a pas apporté que du malheur aux agriculteurs. Mais nous subissons aujourd’hui les conséquences de la politique qui a été mise en œuvre juste après la Seconde Guerre mondiale. Je comprends les raisons des choix qui ont été faits à ce moment-là : il fallait absolument nourrir le pays, le remettre debout et pour cela mettre en place une agriculture industrielle. Ce que nous pointons du doigt, c’est l’abandon de la culture vivrière, la perte de certains savoir-faire, la pollution des sols par cette agriculture industrielle… Une voisine agricultrice m’a raconté qu’autrefois son père avait six vaches, ce qui faisait de lui l’homme le plus riche du village. Aujourd’hui, elle a 250 vaches, trois camions et elle est en difficulté.

On a promis aux paysans que, grâce au progrès, ils gagneraient plus d’argent et un certain confort dans un métier très dur : pour cela, ils ont dû investir dans des machines et la plupart passent aujourd’hui leur vie à tenter de sortir de [la spirale de] l’endettement. Sans parler des promesses [que leurs offraient] les produits phytosanitaires, qu’ils ont utilisé sans avoir conscience de leur dangerosité et qui ont provoqué de nombreuses maladies professionnelles. C’est la PAC qui a financé cette vision de l’agriculture. C’est cela que je critique. Alors qu’il faudrait réduire les échelles de production et de diffusion, la PAC prône une politique inverse.

Il faudrait revenir à une agriculture plus raisonnée, plus proche des gens et de la nature, afin de retrouver une certaine solidarité. Chez les agriculteurs avec qui j’échange, il y a une certaine nostalgie de l’époque où ils faisaient les foins tous ensemble, où les pâtures étaient partagées. Le capitalisme a détruit ces liens-là, cette notion de « commun ».

Au-delà de cette vision du progrès imposée par l’UE, voyez-vous d’autres effets des normes européennes sur la vie des agriculteurs français ?

Oui. Par exemple, l’un des critères à respecter pour obtenir le label « viande bio » est de faire passer à son troupeau plus de temps à l’extérieur qu’à l’intérieur. L’un de mes amis, qui élève des brebis, m’a expliqué que les agriculteurs belges n’avaient pas cette obligation parce qu’ils ne disposaient pas de terrains suffisamment grands. Cette contrainte supplémentaire [qui augmente les coûts de production, ndlr] faisait finalement baisser la qualité du travail de mon ami.

La normalisation européenne induit également une perte des spécificités locales. Par ailleurs, la centralisation des règles par l’UE ne permet pas de personnaliser les aides reçues par les agriculteurs. Si l’on déléguait la diffusion de ces aides au niveau régional, les décisions de les accorder seraient prises par des personnes proches de la réalité du terrain, qui pourraient ainsi adapter les règles.

« Un artiste n’est pas là pour ‘forcer’ un point de vue, mais va faire en sorte – en utilisant la technique du clown par exemple – que les gens aient envie de se saisir du sujet : il cherche a ouvrir des discussions. »

Spectacle "C’est pas (que) des salades", Compagnie "Les philosophes barbares" - © Virginie Meigé

Spectacle « C’est pas (que) des salades », Compagnie « Les philosophes barbares » – © Virginie Meigé

Vous dites souvent que vos spectacles sont plus engagés que militants. Qu’entendez vous par là ?

Pour moi, un militant défend un point de vue, une solution [au problème qu’il dénonce]. Un artiste n’est pas là pour « forcer » un point de vue, mais va faire en sorte – en utilisant la technique du clown par exemple – que les gens aient envie de se saisir du sujet : il cherche a ouvrir des discussions.

Avez-vous d’autres projets de spectacle ?

En 2022, nous avons créé le spectacle « La Recomposition des mondes », une adaptation de la bande dessinée d’Alessandro Pignocchi, qui a imaginé que la pensée animiste devenait dominante : Trump, Macron et tous nos dirigeants abandonnent le pouvoir et vont se réunir autour de feux de camp au bord d’un lac en prenant des acides. C’est une réflexion sur l’utopie, le champ des possibles, pour pouvoir continuer de rêver.

Notre prochain spectacle, « Tout ou rien », que [nous jouerons] en 2026, explore l’idée du banditisme social. Il cite l’exemple de personnes comme Phoolan Devi ou Alexandre Marius Jacob, qui ont choisi de prendre les armes pour résister à un système. Nous essayons ainsi de raviver la mémoire des grands anarchistes et de leurs idéaux, qui ont été effacés de l’Histoire.


À voir à Contre Courant, et durant vos vacances

« C’est pas (que) des salades », mise en scène par Juliette Nivard, sera en tournée dans les villages vacances cet été, et sera joué au festival d’arts vivants de la CCAS en juillet.

Les dates :

  • le 13 juillet à Avignon (festival Contre courant)
  • le 23 juillet à La Tranche-sur-Mer « La Grière »
  • le 24 juillet à Longeville-sur-Mer
  • le 25 juillet à Mesquer
  • le 27 juillet à Belle-Île-en-Mer
  • le 28 juillet à Plonévez-Porzay
  • le 29 juillet à Morgat
  • le 30 juillet à Trégastel

Les Rencontres culturelles de la CCAS

Visuel des Rencontres culturelles de la CCAS, été 2025Avec plus de 600 spectacles et 830 dates de représentation dans toute la France (villages vacances, colos), l’été 2025 s’annonce riche d’une belle programmation culturelle. Résidences d’artistes, pièces de théâtre, concerts, arts de la rue et de la piste, cinéma, danse, lecture, Act’éthiques, discussions avec des auteurs… les Rencontres culturelles s’adressent à tous les publics. Elles aborderont une variété de thématiques avec humour, légèreté, force, et avec le souhait de donner à voir et comprendre le monde.

Voir toutes les Rencontres culturelles de l’été sur ccas.fr

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