Ardent défenseur de la cause des femmes, anti-impérialiste et écologiste avant l’heure, Thomas Sankara est assassiné le 15 octobre 1987. Trente ans plus tard, l’ancien président du Burkina Faso continue d’inspirer la jeunesse africaine. Rencontre avec son biographe, Bruno Jaffré, auteur d’un remarquable ouvrage sur le leader révolutionnaire.
Durant ses quatre années au pouvoir (1983-1987), Thomas Sankara a placé la condition féminine au cœur de son action. Ce choix politique était-il révolutionnaire ?
Je dirais plutôt que c’était plutôt un vrai projet politique : faire en sorte que les femmes prennent leurs affaires en main. Dans l’un de ses plus beaux discours, il explique qu’on ne peut pas libérer l’homme et laisser la femme opprimée. Opprimée à la fois dans son travail et à la maison. Si Sankara a fait de la condition féminine une priorité, c’est d’abord pour des raisons humanistes. Mais aussi parce qu’il savait que chez les femmes, il y avait plus d’énergie, plus de potentiel de mobilisation que chez les hommes. Souvent, ce sont elles qui ont la charge des enfants et de la maison, tandis que les hommes doivent ramener de l’argent au foyer. Parmi les idées novatrices de Sankara, il y avait le salaire vital qui consistait à retenir une partie du salaire du mari pour le donner à la femme afin qu’elle puisse subvenir aux besoins de la famille. Cette idée n’a finalement pas été appliquée. Autre idée, celle-là mise en application : l’institution d’une « journée au marché » pour les hommes. L’objectif était de libérer la femme d’une de ses nombreuses tâches, mais aussi d’envoyer les hommes au marché pour qu’ils prennent conscience du prix des aliments. Sankara a également créé des Unions des femmes burkinabè pour leur donner des responsabilités au sein des CDR (Comités de défense de la révolution). Enfin, il a aussi pris des positions fortes contre l’excision.
Sankara s’est aussi attaqué à certaines coutumes qui maintenaient les femmes dans la dépendance.
Il avait une vision globale de la société et essayait de traiter tous les problèmes de front. L’une des choses les plus importantes pour les femmes est l’accès à l’indépendance économique. L’exemple du coton est particulièrement intéressant. C’était la première production du pays à l’époque. Sankara a essayé de faire en sorte que le coton soit transformé au pays plutôt qu’exporté sous forme de matière première. Il voulait créer de la valeur ajoutée dans l’économie. Il a donc mis sur pied une filière complète du champ jusqu’au métier à tisser, tout en incitant les gens à acheter les tissus produits localement. Il a mené une politique très volontariste pour obliger les salariés à porter deux fois par semaine l’habit traditionnel. Il voulait que ses compatriotes retrouvent leur fierté. Je me rappelle qu’à l’époque on voyait pratiquement dans toutes les cours des femmes qui s’étaient mises à tisser, alors que cette activité était en principe réservée aux hommes. Ces femmes en tiraient un revenu et jouissaient d’une vraie indépendance économique.
Le fondateur du « pays des hommes intègres » (le Burkina Faso) est aussi devenu célèbre par ses déclarations anti-impérialistes à la tribune des Nations Unies et ses critiques virulentes du Fonds monétaire international (FMI).
Absolument. À l’époque, la France disait que pour obtenir une aide bilatérale, il fallait signer avec le FMI. Or, Sankara avait mis en place un plan populaire de développement (et ensuite un plan quinquennal) et pour lui il n’était pas question d’accepter des aides qui remettaient en cause cette planification. Il refusait qu’on impose à son pays des projets qui n’étaient pas les siens. Dans son fameux discours sur la dette [prononcé deux mois et demi avant son assassinat, ndlr], il dit qu’il ne faut payer cette dette et qu’il faut s’unir pour ne pas la payer. Il parle de ces gens qui viennent lui proposer des projets dont le seul but est de créer cette dépendance qu’on connaît aujourd’hui : on incite les pays à s’endetter pour leur imposer ensuite des politiques économiques qui ne sont pas les leurs.
Que reste-t-il des idées de Sankara dans le domaine éducatif ?
Pendant la révolution, au Burkina Faso, le nombre d’écoles construites a fortement augmenté. On a retrouvé récemment le document détaillant la réforme de l’éducation voulue par Sankara, réforme qui n’a pas été appliquée car elle était jugée trop avancée. Sankara voulait que les enfants s’impliquent très tôt dans les secteurs productifs. Il voulait les orienter vers des métiers auxquels l’éducation ne formait pas, comme les métiers liés à l’agriculture par exemple. Il voulait former les gens à l’informatique, à l’écologie. L’héritage le plus fort de Sankara, selon moi, c’est la dignité que les Burkinabés ont retrouvée, la fierté d’avoir construit leur pays de leurs mains. Pendant la révolution, ils n’étaient plus des pauvres qui mendiaient, mais des pauvres qui s’appuyaient sur leurs propres forces pour reconstruire le pays. Après son assassinat, les choses ont changé…
Existe-t-il aujourd’hui une génération Sankara ?
Bien sûr. Au Burkina, tout le monde se réclame de Sankara. Les foules qui ont rempli les rues de Ouagadougou pendant l’insurrection d’octobre 2014, chassant du pouvoir le président Blaise Compaoré, se réclamaient pour l’essentiel de Sankara. Il y a beaucoup d’images de cette insurrection où l’on voit les jeunes brandir des slogans de leur héraut. Tous les hommes politiques finissent par admettre qu’il a été très bénéfique pour le pays. Il y a des associations importantes qui défendent son héritage, qui organisent des conférences et diffusent des films sur lui.
Le 15 octobre, date de l’assassinat de Thomas Sankara, reste-t-il un événement important au Burkina Faso ?
Tout à fait. Cette année, avec les 30 ans de la mort de Sankara, beaucoup de reportages et d’enquêtes ont été réalisés. L’an dernier, un gigantesque projet de mémorial a été lancé pour rendre hommage à Sankara. Pour moi, il reste l’un des grands dirigeants révolutionnaires du XXe siècle, au même titre que Lénine ou Marx. Il a fait entrer l’Afrique dans le mouvement révolutionnaire moderne. Il était marxiste, mais pas dogmatique. C’était un génie politique qui avait de plus une personnalité simple et attachante et qui était proche de sa population, même si certains trouvaient ses méthodes autoritaires. C’est ça qui faisait sa grande popularité. Aujourd’hui, il n’y a pas qu’au Burkina Faso qu’on se réclame de lui. Dans les autres pays d’Afrique de l’Ouest, la jeunesse espère l’avènement d’un leader comme Sankara.
Pour en savoir plus
« Thomas Sankara, la liberté contre le destin » : livre de Bruno Jaffré, Syllepse, 2017.
« Qui a fait tuer Sankara ? » : webdocumentaire réalisé par RFI, 2017.
« Thomas Sankara, l’homme intègre », documentaire de Robin Sheffield, 2006.