Rencontre avec ce plasticien engagé dont les collages, réalisés en recyclant des magazines de luxe, représentent tous des portraits de personnages en lutte. Cet artiste est aussi un infatigable pédagogue qui souhaite, à travers ces impressionnants tableaux, éveiller la conscience politique de ceux qui les regardent.
Comment avez-vous découvert votre sensibilité à l’art ?
Dès ma plus tendre enfance, à la Glacière, un quartier populaire d’Alger, je dessinais. Juste après l’indépendance, alors que j’avais une douzaine d’années, je peignais même sur les murs, des portraits de héros de la révolution et des drapeaux de pays d’Amérique latine sur les murs, je faisais du street art sans le savoir ! C’est donc tout naturellement que, pouvant accéder à des études supérieures financées par l’État grâce à la révolution que venait de vivre mon pays, je me suis orienté vers les beaux-arts. Sorti major de promo, j’ai obtenu une bourse qui m’a permis de venir parfaire mes études à Paris aux Arts déco et à la Sorbonne où j’ai étudié l’histoire de l’art et l’esthétique.
Là j’ai noué des liens avec le groupe Grapus dont le travail me semblait intéressant dans la mesure où ses membres renversaient les codes de l’art classique et ne respectaient pas les « frontières » qui sont censées séparer le graphisme de l’art contemporain. Pour ma part, j’ai toujours cherché à être percutant, à surprendre le spectateur en lui proposant de grands portraits de personnages qui sont tous, comme moi, des révoltés. Même si j’ai fait des études classiques, je n’ai jamais cherché à devenir un artiste institutionnel.
Après ce premier passage en France, vous rentrez en Algérie. Dans le but de former de jeunes artistes ?
Oui, tout en continuant mon travail artistique personnel, je suis devenu prof aux Beaux-Arts d’Alger où j’ai créé puis dirigé le département Design. Notre génération, « les enfants de la guerre », avait envie de transmettre aux jeunes, de construire notre pays. À cette époque, tous ceux qui luttaient pour la libération de leur pays sont passés par Alger qui était « la capitale des révolutionnaires ». J’ai ainsi pu croiser le Che, Miriam Makeba et tant d’autres dont j’ai fait le portrait.
D’où vient cette technique du collage, qui constitue la particularité de vos œuvres ?
Au départ, venant de l’affiche, j’ai eu envie de déchirer du papier. Ensuite ma technique s’est affinée. Pour réaliser ces grands portraits de mes héros, je travaille en général à partir de photos en noir et blanc ou de gravure pour les plus anciens, que je reproduis au fusain, en grand format, sur ma toile. Ensuite, de ce beau dessin, il ne restera plus trace puisque je le recouvre de morceaux de papier prélevés à la main dans des magazines de luxe.
« Déchirer la presse bourgeoise pour ‘habiller’ mes personnages me plaît beaucoup. »
Parfois, je prends seulement un petit confetti dont la couleur correspond à celle que je veux donner à un œil ou à une partie de la main ou du visage, mais parfois aussi je récupère des morceaux un peu plus grands avec de la « matière » comme des cheveux ou encore carrément des objets comme des montres ou des bijoux que je replace dans mon tableau. Cette manière de travailler les valeurs de couleurs par touche rappelle la peinture impressionniste ou au couteau, même s’il s’agit de collage, la démarche est « picturale ». Mon objectif est de prendre le spectateur à contre-pied, tant par le format que par la technique et aussi par les personnages représentés sur lesquels je souhaite attirer sa curiosité.
Une autre « curiosité » est la manière que vous avez de signer vos œuvres…
Au départ je les signais « Mustapha Boutadjine », très classiquement, sur le coin du tableau, mais à la suite d’une rencontre un peu houleuse avec un visiteur dans une galerie qui ne voulait pas croire que j’étais l’auteur des tableaux exposés, j’ai décidé d’insérer, discrètement, mon portrait dans chacune de mes œuvres. Ceci peut donner lieu à des jeux de piste assez drôles !
En 1988, vous quittez votre pays pour revenir à Paris….
À l’époque j’ai été obligé de partir car, en tant qu’intellectuel, j’étais menacé de mort en Algérie. Je suis donc arrivé à Paris avec l’intention d’aller m’installer ensuite au Canada. Mais des amis m’ont retenu et je me suis finalement installé ici où j’ai ouvert la galerie-atelier Artbribus. Parallèlement j’ai cherché du travail et, alors que j’avais répondu à une annonce parue dans « l’Humanité » pour un poste de maquettiste, j’ai été embauché dans ce journal qui me tient particulièrement à cœur car je l’ai toujours lu, je l’ai même vendu quand j’étais plus jeune. Ce qui est drôle, c’est que quand j’ai répondu à l’annonce, je n’avais pas compris qu’il s’agirait de travailler pour ce quotidien. Imaginez ma joie quand j’ai compris que j’allais travailler dans le journal qui donnait la parole et défendait les personnages qui se trouvent sur mes toiles comme Leonard Peltier, Boudia ou Mandela…
Parlons un peu de ceux que vous choisissez de représenter, certains sont célèbres, d’autres sont des anonymes…
Je souhaite représenter tous ceux, groupes ou individus, qui sont stigmatisés ou rejetés par le système. Par exemple, les Gitans, pour lesquels j’ai réalisé toute une série de portraits avec des personnalités comme Manitas de Plata ou Tony Gatlif, mais aussi des hommes et des femmes dont j’ai trouvé les photos sur des fiches anthropométriques… Cela permet de rappeler que ce peuple a été le premier à être déporté durant la Seconde Guerre mondiale. En ce moment, je travaille à une série sur les Indiens d’Amérique, qui ont été victimes du plus grand génocide mondial.
Vos questions
Quel est votre regard sur le monde de l’art ? L’éducation populaire et la transmission y tiennent-elles suffisamment de place ?
Question de Jacques Lefebvre, 69 ans, agent retraité, CMCAS Marseille
Je ne suis pas très fan des grand-messes comme la Foire internationale d’art contemporain (Fiac) qui représentent l’élitisme et le fric. À l’inverse des institutions comme la CCAS, qui sont issues du Conseil national de la Résistance, et permettent d’ouvrir de multiples chemins à la culture pour tous.
Mieux que cela, les bénéficiaires sont incités à pratiquer eux-mêmes l’art, à rencontrer les artistes, à faire avec eux le geste de peindre. C’est primordial car l’art comme la culture ne sont pas des produits de consommation, c’est quelque chose que l’on doit comprendre et assimiler pour s’enrichir. C’est comme cela du moins que je vois mon rôle : ma démarche plastique est aussi pédagogique.
Pour aller plus loin
« Collage Résistant(s). Monographie de Mustapha Boutadjine », 152 œuvres reproduites, 116 auteurs. Préface d’Ernest Pignon-Ernest, postface de Patrick Le Hyaric, directeur de « l’Humanité ». Aux éditions Helvétius, 320 p., 70 euros.
Spécialement montée pour l’occasion, une version de 19 minutes du film de Hamid Benamra « Bouts de vies, bouts de rêves » est offerte. Une version en toile du Marais, signée par l’auteur, est également disponible (150 € + frais de port).
À voir jusqu’au 31 décembre 2017
« Rebelles un jour rebelles toujours », exposition à la galerie Artbribus, 68, rue Brillat-Savarin, 75013 Paris. Du lundi au jeudi de 10 heures à 13 heures et de 20 h 30 à 23 heures, et du vendredi au dimanche de 10 heures à 22 heures.