Avec pour thème la beauté, le 20e anniversaire du Printemps des poètes a incité la rédaction à donner carte blanche à Mathilde Normand : on vous embarque au creux des pensées d’un petit morceau de papier fort pratique, mué en vaisseau poétique, que vous retrouverez dans vos restaurants CCAS jusque fin mars. Entre la poire et le fromage, vous reprendrez bien une fleur du mal ?
Si certains ont eu la chance d’évoluer dans un cocon protégé moi, j’ai toujours dû me débrouiller seul. Mes parents ? Inconnus aux bataillons. Il paraît que je suis le savant mélange d’une mère libre penseuse et d’un père artiste. L’ensemble doit sentir le patchouli, le sarouel et le Larzac. Comme tout le monde, je suis passé de l’obscur au clair. Une naissance retentissante entre hurlements de machines à vie, cris des uns et louanges des autres.
Une arrivée sur les feux de la rampe à grand renfort de néons… en plein recto… les joies de l’accouchement, aveuglant et surtout éreintant. Sans ménagements, on m’a alors emmené dans une salle où j’allais devoir attendre preneur.
Dans cette pièce nous servant de nurserie, j’ai initié mes frères et sœurs aux contes et aux nouvelles. La plume aguerrie et légère, je possédais déjà mon caractère imprimé en lettres de plomb sur les deux faces de ma silhouette. Les jours défilaient, se ressemblaient, qu’importe. J’avais l’impression d’être une Shéhérazade, sans billot comme carotte pour me projeter dans ces récits qui me faisaient fantasmer.
Mais toutes les histoires se terminent par le mot « Fin ». Au départ, je n’ai entendu que leur voix puis je suis passé de main en main. Jaugé, tâté, caressé par trois inconnus, j’avais l’impression d’être un merlu à la criée, l’odeur en moins. J’ai fait contre mauvaise fortune bon cœur, un vrai dur mais pas de la feuille ! Qu’on se le dise, il en faut plus pour me sécher !
Sans cérémonie, j’ai été replacé dans ma niche, sans un mot, sans une attention, sans rien… Ça sera pour une prochaine. Croyez-moi, ce genre de fait marque une mémoire à l’encre noire. Je me sentais « désaimé », ratatiné, aplati. Nous n’étions toujours pas éligibles à l’adoption. L’abandon c’est déjà quelque chose, mais un rejet… C’était oublier l’élément déclencheur de tout bon schéma narratif qui se respecte.
On n’avait pas été écartés, mais validés ! Validés, oui, mais par qui et pourquoi, grande question. Toutefois, nous n’allions pas tarder à trouver notre place dans ce monde. « Enfin ! » avais-je envie de crier à la face du tout-venant !
Mardi 19 février 2019, le grand départ. Personne de la structure n’est venu nous saluer. N’ont qu’à passer sous une presse hydraulique ceux-là. Je n’en garderai aucun dans le recoin de papier de mon cœur. Rapidement, nous avons été parqués dans une semi-remorque ! Nous savions que nous étions nombreux mais un poids lourd, tout de même ! Tout cela ne me paraissait pas très conforme.
Ballottés et renversés, nous avions réussi à arriver à bon port sans plis et sans froissements. C’est que nous voulions faire bonne impression à nos nouveaux parents ! Les portes de notre arche de Noé des temps modernes s’ouvrent. La lumière est au bout du tunnel disent certains. Pour nous, c’était pour mieux retourner dans les ténèbres…
Mais toutes les ténèbres ne sont pas un mal. J’aurais presque pu écrire ces vers si le grand barbu au chapeau gris et Tolkien ne me les avaient pas inspirés. De cette fenêtre lumineuse donc, nous avons été répartis dans d’autres camions. Ce que nous redoutions était sur le point de se réaliser : nous avons été séparés.
Ainsi, j’allais faire mon petit bout de parchemin seul avec, pour unique bagage, ce tatouage laissé par mon père, un certain Enki. Les routes se suivent, se ressemblent peut-être, allez savoir.
Je vous rappelle que je suis toujours dans le noir. Finalement, un bon coup d’arrêt franc du collier du chauffeur chauffard me signale que je suis arrivé.
Les lieux sont blancs et je devine une odeur appétissante de blanquette… champignons, carottes, veau rissolé, oignons, crème… on doit bien frôler midi avec tout cela. Je suis embarqué direction… une table ? Je ne pensais pas finir mes jours ainsi, offert en ripaille à une armée de petits hommes bleus. On me pose et sans ménagement, on me laisse. Décidément, je dois avoir un karma déplorable…
Les minutes passent et je commence à entendre le bruit d’une foule relativement reconnaissable, celle de l’affamé de 11h50, juste avant le rush. Vous savez celui qui ne travaille plus à partir de 11h30, la faim ne justifiant plus aucuns moyens. L’écho des voix se renforce et enfin on me saisit…
Ces yeux sont bleus, d’un bleu clair synonyme de grande douceur malgré le trou qui perfore son estomac et l’haleine qui va avec. Il me contemple silencieusement, presque avec admiration. J’en rougirais presque de contentement si je n’avais pas peur d’abîmer ma belle toilette.
Tout se passe bien jusqu’à ce qu’il me retourne sans ménagement ! « Un peu de douceur que diable, c’est notre première rencontre tout de même » ! Ah, les hommes ! J’ai ainsi l’occasion de voir ce qui va le nourrir ce midi. Blanquette donc, bingo ! Avocat-crevettes et paris-brest… Un petit relevé de cholestérol ne lui fera pas de mal à celui-là. C’est à ce moment que je l’entends lire :
« La beauté est avant la réalité
Ses collisions de mots concrets
L’inimaginable soudain
Du poème déversé dans le temps »« Le titre est ailleurs », Nicole Brossard
Mes pores se dilatent, faute de pupille, j’entends pour la première fois le prénom de ma mère qui, comme mon père, m’a signé sur mon papier.
En me relevant un peu plus, je vois partout autour de moi la même scène. Des hommes et des femmes tenant des dizaines de mes frères et sœurs, la même attitude concentrée et respectueuse sur leur visage.
Voici donc ma place : dans vos mains. Et mon rôle ? Celui qui vous permettra d’être à la page, jamais perdu, jamais égaré, toujours dirigé vers ce paragraphe que vous avez relu cinq fois avant de vous assoupir, épuisé.
Je serai là dans trois heures, demain, dans une semaine pour vous rappeler ce moment où vous n’avez pas souhaité aller plus loin.
Je veillerai sur vos lectures, sur votre imaginaire pour ne pas vous faire perdre le fil de toutes ces histoires qui vous permettent de voyager au-delà du physique.
Je resterai votre serviteur, moi, ce petit bout de papier que l’on appelle communément un marque-page.
La CCAS partenaire du Printemps des poètes
Dans ce cadre, des actions de sensibilisation à la poésie sont menées dans les restaurants méridiens des entreprises de la branche et dans certains centres de vacances.
Des marque-pages, avec sur chacun, un poème de 6 auteurs différents, sont remis à chaque bénéficiaire fréquentant les restaurants méridiens de la CCAS.
Des interventions artistiques (lectures de poésie, présences de poètes) ont lieu avoir lieu à la maille des CMCAS.