Ancien parolier du groupe Zebda, Magyd Cherfi poursuit aujourd’hui sa route en cavalier seul. Invité de la fête de la CMCAS Toulouse, le Toulousain retrace une partie de son chemin d’artiste et de militant, chemin qui l’a conduit à dénoncer sans répit les atteintes à la dignité, que ce soit dans ses chansons, ses romans ou à travers son engagement politique.
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Avez-vous le sentiment que Zebda a réussi à porter la parole des jeunes issus de l’immigration ou ayant grandi dans les cités ?
Je me souviens très bien qu’avant Zebda, quand on était au lycée, je disais aux gars : « Je vous avertis, si on fait un groupe, je veux que ce soit un groupe politique. » Il y avait les musiciens français « de souche » et les copains du quartier d’origine algérienne. Et ils m’ont répondu : « On veut bien que tu sois le porte-parole des victimes de discriminations. »
Nous sommes partis en tournée, et nous nous sommes aperçus qu’il n’y avait pas de jeunes issus de l’immigration dans nos concerts ! On allait dans les quartiers, on disait : « C’est Zebda, on porte les paroles de l’immigration et on aimerait bien jouer chez vous. » Mais quand on y jouait, dès la première chanson, les jeunes fuyaient !
Parce que c’était des chansons à texte et que ce n’était pas ce qu’ils voulaient entendre ?
Exactement. On était littéraire et intellectualisant. Et en plus, on faisait l’apologie de la République : liberté, égalité, fraternité. Dans nos concerts, il y avait quelques universitaires un peu comme nous, des littéraires, quelques militants de la Ligue de l’enseignement ou du Parti communiste. Mais la jeunesse issue de l’immigration, qui était en échec scolaire, exclue de ces réseaux, ne venait pas.
Pendant très longtemps, je suis resté sidéré, jusqu’à ce que je me rende compte qu’on était un groupe français, avec une expression élaborée, poétique et politique, et que les jeunes des quartiers voulaient entendre : « Nique ta mère, nique la police, nique la France. » Ça, ça leur parlait, et c’est donc les groupes de rap qui leur ont parlé… et nous on a parlé aux intellos, aux Blancs. J’avais oublié que moi-même, j’étais blanc. Zebda n’était pas représentatif des quartiers, on était les deux ou trois bacheliers qui avaient réussi et on n’intéressait pas la majorité des habitants des quartiers.
C’était entre 1989 et 1993. Les choses se sont-elles améliorées depuis ?
Du point de vue des diplômes oui, mais pas du point de vue de l’intégration. On peut obtenir une maîtrise, mais être un citoyen exclu de la communauté républicaine de par son identité, sa religion ou ses origines. On réussit socialement mais avec le sentiment de l’exclusion. Par exemple, Zebda commençait à être connu et pourtant, chez les disquaires, nos albums se retrouvaient dans les rayons Proche-Orient !
C’est pour parler aux jeunes que vous avez écrit « Tomber la chemise » ?
« Tomber la chemise », c’est un accident. C’est une chanson hyperfestive, avec laquelle on a basculé dans l’hilarité presque vulgaire. On s’est rendu compte qu’on était fêté dans les campings et les boîtes de nuit, alors que nous, on voulait une fête « intelligente » : on fait la fête, mais on pense ! Cette chanson est devenue la « danse des canards »… Mais c’est avec ce titre qu’on s’est ouvert au grand public.
En gardant le public des intellos ?
Ils avaient un sentiment de trahison. Ils se disaient : Zebda a basculé dans le commercial et le populisme chansonnier à la Patrick Sébastien. On a perdu une part de nos militants. D’un autre côté, Zebda est un peu schizophrénique, et on peut nous situer entre le côté militant et hyperfestif. Ce qui n’est pas toujours compris. Il y a quand même des gens du Rassemblement national, qui s’appelait alors le Front national, qui m’ont embrassé en me disant : « Merci de m’avoir fait passer un supermoment à mon mariage ! »
Vous avez présenté la liste Motivé-e-s aux municipales de 2001, qui a recueilli 12,38% des voix au premier tour, puis vous avez rejoint la liste de François Simon (PS) au second tour. Un commentaire ?
On a été dépassés. À vouloir être politique, on finit par jouer le jeu des élections municipales. C’est toujours la même schizophrénie : s’engager oui, mais jusqu’où ? Être artiste, à quel point ? Artiste engagé, oui, mais jusqu’où ? En s’acoquinant avec les politiques, en réalité on sert de caution « diversité ». En période électorale, on fait appel à nous pour symboliser un regard pluriel, et, dès que les personnes sont élues, on repasse à la trappe, parce qu’on est trop sulfureux.
Certains affirment que si François Simon a perdu les élections, c’était à cause de votre présence sur sa liste au second tour.
Oui, en partie ! On a apporté une hilarité et une joie qui n’étaient pas crédibles pour un politique : ce mec-là avec des artistes, ça ne fait pas sérieux. Et l’idée qu’on soit des Arabes d’origine, cela n’était sans doute pas rassurant !
Et aujourd’hui, où en êtes-vous de votre engagement politique ?
Je n’en ai quasiment plus. Mais, comme il me reste des amis au Parti communiste, au Parti socialiste ou parmi les Insoumis, quand ils m’appellent, je m’engage. Aux prochaines élections municipales [à Toulouse, ndlr], je serai sur la liste de Nadia Pellefigue (PS). Si d’autres m’avaient appelé, j’aurais dit oui, et je les aurais engueulés de ne pas être ensemble pour battre Jean-Luc Moudenc (LR). Mais au fond je suis totalement désabusé par la politique, que ce soit localement ou nationalement, à cause du peu qui est fait pour l’immigration.
Dans vos livres, vous décrivez parfois de manière cruelle la réalité des quartiers. Comment cela a-t-il été perçu par les premiers concernés ?
Mal ! Mes textes ont été manipulés, utilisés par des gens qui ont expliqué que je donnais une image péjorative des quartiers populaires, alors que ce qui m’intéressait, c’était de dire la vérité. Ce n’est quand même pas là que les femmes sont le mieux traitées dans l’espace républicain ! Les mères, les filles y sont oppressées à la fois par une République absente et par les familles, les hommes, les frères. Il n’y a eu que des lectures mal intentionnées de la part des gens du quartier, notamment de mes proches.
Vous avez été nommé commandeur de l’ordre des Arts et des Lettres, quelle signification cela a-t-il pour vous ?
La France essaie de sauver sa peau avec des gestes symboliques qui lui font croire qu’elle est multiculturelle, universaliste et donc pas raciste. Ce sont des gestes qui ne coûtent pas cher et donnent l’illusion de l’universalité.
Pourquoi avoir choisi de chanter seul ?
Cela m’a permis d’affiner ma position, mon regard sur les choses. Pendant très longtemps au sein de Zebda, on a eu des positions consensuelles. En interview, par exemple, je ne disais pas exactement ce que je pensais. Chacun d’entre nous retenait ses chevaux, et ça m’a usé d’être consensuel. Quand je me suis retrouvé seul, j’ai pu aller au bout de mes idées, et effectivement, ça a clashé avec les autres. Notamment sur l’aspect religieux : moi, je suis athée. Des copains issus de l’immigration étaient plus dans la retenue que moi sur les religions, à propos desquelles je suis bien plus dur.
Vous jouez également aujourd’hui dans des salles plus petites, c’est mieux ?
La qualité de l’attention est délicieuse, mais comme je joue dans des salles de plus en plus petites, j’ai un peu peur à terme de disparaître (rires).
Est-ce que d’une certaine manière vous portez l’exil de vos parents ?
Pour moi, c’est évident. L’éducation s’est faite avec l’exil et son cortège de douleurs : je ne me souviens de mes parents que pleurant, regrettant ou implorant leur retour « parmi les nôtres ». J’ai été baigné toute ma vie dans ces « nôtres »… et quand je les ai rencontrés en Algérie, je me suis rendu compte que ce n’était pas les miens, car les miens étaient occitans.
Et vos parents ?
Ils n’y ont pas trouvé leur place non plus. Ils y sont partis régulièrement en été, comme tant d’autres familles, essayant de trouver un espace qui leur permettrait de se raccrocher à quelque chose. Aujourd’hui, mon père veut être enterré en France, ce qui aurait été impensable il y a trente ans. Excédés par l’impasse que représentait l’Algérie, ils ont préféré la terre qui les a nourris à celle qui leur a donné le jour.
À lire
“Ma part de Gaulois”, de Magyd Cherfi
Actes Sud, 2016, 272 p., 19,80 €.