La guerre, les morts, l’exil et ses choix impossibles. « L’Attente » revisite l’histoire de la division de la Corée en deux pays, et livre un éclairage à la fois intime et documenté sur la douleur des familles séparées entre le Nord et le Sud, entre passé et présent. Entretien avec Keum Suk Gendry-Kim, la plus francophile des bédéastes coréennes, dont le roman graphique a été sélectionné par la CCAS pour sa dotation lecture 2022.
L’histoire
Séoul, de nos jours. La vie de Guja, 92 ans, est bousculée le jour où elle apprend que le gouvernement permet à des familles déchirées par la guerre en 1950 de se retrouver. Lui reviennent alors son passé, sa jeunesse, son premier mariage, ses deux premiers enfants. Et surtout, cet exode qui va la séparer à jamais de son mari et de son premier fils, tandis qu’elle reste seule avec son nourrisson. Au crépuscule de sa vie, elle raconte à sa fille Jina, dessinatrice pour la jeunesse, cette vie brisée, ses moments de désespoir et sa vie d’après.
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« L’Attente. Une famille coréenne brisée par la partition du pays », roman graphique de Keum Suk Gendry-Kim, Futuropolis, 248 p., 2021, 19,50 euros (tarif CCAS sur la Librairie des Activités Sociales, au lieu de 26 euros).
► Ce livre a été choisi par la CCAS pour sa dotation lecture 2022 : commandez-le sur la Librairie des Activités Sociales (avec une participation financière de la CCAS et des frais de port offerts ou réduits).
Keum Suk Gendry-Kim : « Mon récit aborde la solitude de tous ceux qui ne peuvent plus fouler le sol de leur pays »
Dans votre roman graphique multiprimé « Les Mauvaises Herbes », vous rapportiez le témoignage d’une femme coréenne livrée aux soldats japonais comme esclave sexuelle pendant la Seconde Guerre mondiale. Avec « L’Attente », vous racontez le drame des familles séparées par la guerre de Corée (1950-1953). Pourquoi ce besoin de vous replonger dans l’histoire de votre pays natal ?
Keum Suk Gendry-Kim – Au siècle dernier, la Corée a essuyé des événements tragiques, et les contentieux du passé sont loin d’être réglés. La génération qui a connu la guerre venant à s’éteindre, je voulais transmettre son héritage avant qu’elle ne disparaisse complètement. Un sentiment d’urgence m’animait.
En outre, ce livre est dédié à ma mère, qui va sur ses 90 ans et dont l’histoire – celle de sa famille, de la guerre qui l’a séparée de sa sœur aînée –, m’a beaucoup inspirée. C’est une femme extrêmement forte et combative. J’ai puisé dans sa figure pour raconter l’aventure de ces personnes qui attendent toute leur existence des retrouvailles avec leurs proches. En ce sens, mon récit aborde des thèmes universels : la fuite désespérée, la solitude de tous ceux qui ne peuvent plus fouler le sol de leur pays natal, la douleur d’être séparé d’un être cher.
Bien que le récit demeure une fiction, il tire sa force de la mémoire collective.
Votre récit, largement autobiographique, s’appuie aussi sur des témoignages que vous avez recueillis. Pourquoi avoir souhaité construire autour de ce socle ?
S’attaquer au sujet de la guerre et de la séparation des familles nécessite de s’entourer d’une forme de précaution. En amont, j’ai lu beaucoup d’ouvrages afin d’apporter de la rigueur à mon scénario. Quelques mois après les retrouvailles de 2018, ce moment où des familles ont pu se réunir quelques heures, j’ai contacté deux personnes qui avaient été sélectionnées par le système de loterie informatique – qui laisse moins de 1 chance sur 500 d’être tiré au sort. Il s’agissait d’une femme de 92 ans et d’un homme de 82. L’une avait pu revoir son fils ; l’autre son jeune frère. J’ai évoqué avec eux ces retrouvailles familiales après presque soixante-dix ans de séparation.
On parle là d’histoires de vie très douloureuses. Pour en transmettre les moments forts, l’émotion, les espoirs autant que les désespoirs, je me devais de rencontrer les premiers concernés. Bien que le récit demeure une fiction, il tire sa force de la mémoire collective.
Une nouvelle fois, vous parlez au travers de cette bande dessinée d’une femme en lutte. Quelle place occupe chez vous la réflexion autour de la condition féminine ?
Je suis issue d’une génération qui a connu la société traditionnelle coréenne, dans laquelle les femmes devaient se sacrifier sans cesse : pour leurs frères, puis pour leur belle-famille et « évidemment » pour élever les enfants. Cet ordre sociétal me révoltait. Mon départ pour la France témoignait justement de mon envie de vivre autrement, plus librement. Cette aspiration à l’émancipation, j’essaie de la réaffirmer dans mes histoires, au travers de personnages féminins inspirants, qui redonnent du corps et du cœur à la lutte féministe.
Car ici et là, les traces de l’héritage patriarcal demeurent très vivaces. La Corée du Sud est restée très conservatrice. Le nouveau président du pays, Yoon Suk-yeol, est un antiféministe assumé, très peu respectueux des droits des femmes. Cette question des rapports hommes-femmes déclenche encore les passions et cristallise les tensions dans le pays…
Mon livre a reçu un accueil très timide dans la péninsule du Sud. Les lecteurs coréens favorisent des sujets plus légers.
Justement, à propos de tensions : les Coréens du Sud espèrent-ils encore une réunification de la Péninsule ? La jeune génération se préoccupe-t-elle du sujet ?
La jeune génération est très centrée – et on peut le comprendre – sur sa reproduction matérielle. En résumé, elle cherche avant tout à trouver du travail et à obtenir un logement dans un contexte de forte inflation des prix de l’immobilier. La séparation des familles, l’espoir d’une réunification, c’est trop lointain, ce n’est plus leur histoire.
Les liens entre les deux Corées s’étiolent. Cette volonté de ne pas regarder vers le passé traverse l’ensemble de la société coréenne. Avouons-le : mon livre a reçu un accueil très timide dans la péninsule du Sud. Les lecteurs coréens favorisent des sujets plus légers.
Comment expliquez-vous votre attachement à poursuivre un travail de mémoire ? Quel en a été le point de départ ?
J’ai vécu dix-sept ans en France. Avant de venir y faire mes études d’art, je ne me posais pas vraiment de questions sur mon identité. Mais j’ai découvert dans l’Hexagone tellement de cultures différentes, de personnes issues du monde entier, que j’ai voulu à mon tour comprendre d’où je venais. Cette aspiration retourne aussi les moqueries qu’on peut subir, avec en tête le fameux « ni hao » [« bonjour » en chinois, ndlr]. Pour faire face à l’ignorance, je me devais de mieux connaître ma propre histoire et mes origines.
Après le décès de mon père, ma mère était venue séjourner chez moi à Paris pendant deux mois. C’est là qu’elle m’a livré ses premières confidences. Le deuil et l’éloignement géographique, donc, m’ont poussé à ce « retour » vers mes racines. Le temps a passé et j’ai regagné Séoul, puis, en raison de la flambée des loyers, je me suis installée à Ganghwa. C’est une petite île située à proximité de la frontière entre… les deux Corées. Le destin à quelque chose à la fois de tragique et de savoureux.
Les Rencontres culturelles
► Comme Keum Suk Gendry-Kim, des auteurs et des autrices sont choisis chaque année par la CCAS pour partager leur passion de l’écriture et échanger avec vous sur leurs ouvrages, disponibles dans les bibliothèques de vos villages vacances, dans le cadre des Rencontres culturelles.
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