L’eau et l’électricité sont des biens communs, qu’il convient de ne pas mettre entre toutes les mains… Ainsi peut-on résumer la tonalité des échanges de la troisième assemblée publique du Conseil national de l’énergie, le 8 juin dernier à la Maison de la culture de Grenoble (Isère), à l’initiative des Comités sociaux et économiques centraux d’EDF et d’Enedis.
Les organisateurs du Conseil national de l’énergie (CNE) n’avaient pas choisi le lieu de cette troisième édition au hasard : Grenoble est historiquement reconnue comme la capitale de la filière hydraulique nationale, siège du Centre d’ingénierie hydraulique (CIH) et d’un fleuron scientifique et technique d’EDF, la Direction technique générale (DTG). La Région Auvergne-Rhône-Alpes représente par ailleurs à elle seule près de la moitié (46 %) de la production française d’hydroélectricité.
Le CNE de Grenoble est intervenu dans un contexte particulier concernant l’hydraulique. Le 6 avril dernier, après six mois de travail et 88 auditions, les rapporteurs de la commission d’enquête parlementaire « visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France », qui était présidée par le député Les Républicains Raphaël Schellenberger, rendaient leurs conclusions et leurs recommandations. « Assumons-le : souvent, nous sommes passés de l’incompréhension à la surprise, jusqu’à la consternation », écrit d’emblée le rapporteur, Antoine Armand, député Renaissance.
Le constat est sans appel : parmi les six erreurs stratégiques françaises pointées par le rapport figure le manque de réaction de l’État vis-à-vis des conséquences négatives des règles du marché européen de l’énergie. La France a « laissé se construire depuis vingt ans un cadre qui a fragilisé le modèle énergétique français et EDF ». Sous-titré « Souveraineté énergétique : 30 propositions pour les 30 prochaines années », le rapport préconise notamment de « défendre le patrimoine hydroélectrique et électronucléaire » français, c’est-à-dire de refuser la privatisation des barrages.
Dans le panel des invités du CNE, outre les sénateurs Fabien Gay (PCF) et Guillaume Gontard (EELV), on comptait Christophe Ferrari, président de la métropole grenobloise, et Bertrand Lachat, adjoint au maire de Claix, président de Territoire d’énergie Isère, le syndicat d’énergies du département, et vice-président de la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies. À leurs côtés étaient présents Gwénaël Plagne, nouveau secrétaire du CSE central d’EDF, et Rudy Peproleski, membre du CSE de la DTG d’EDF. Daria Cibrario, déléguée de la Fédération syndicale mondiale des travailleurs des services publics, apportait un point de vue international.
Un manque d’investissement
À la Maison de la culture, la table ronde a débuté par la projection du film réalisé par le CNE pour cette étape iséroise. Salariés, représentants de l’intersyndicale des IEG et experts de l’énergie y faisaient le point sur la situation de l’hydroélectricité : une filière en souffrance qu’il faut sortir en urgence de l’incertitude en lui confirmant sa place irremplaçable au sein du service public de l’énergie. Rudy Prepoleski, du CSE de la DTG, a expliqué que l’on « assiste à un gel des investissements sur les ouvrages et à l’augmentation des capacités de production de la filière », que le CNE estime à plusieurs gigawatts de réserve de puissance, ainsi qu’à la « dégradation des conditions de travail et de l’emploi ». Et les dégâts ne sont pas qu’internes à l’opérateur public.
En effet, présents dans la salle, des salariés d’entreprises essentielles à la transition énergétique étaient venus témoigner que, dans les vallées de l’Isère, toute une filière industrielle est à la peine : qu’il s’agisse de Ferropem, spécialiste du silicium, récemment victime d’un plan social, de Neyrpic, ancienne filiale hydro de General Electrics, ou de Photowatt, concepteur et constructeur de panneaux solaires, propriété d’EDF.
Depuis une quinzaine d’année, la Commission européenne exige de la France l’ouverture à la concurrence des concessions hydrauliques confiées par l’État en majorité à EDF. La France traîne les pieds, malgré les injonctions de Bruxelles. Ces ouvrages, financés par les usagers et aujourd’hui amortis, fournissent une électricité peu chère, immédiatement disponible, stockable et décarbonée.
La rapidité de la mise à disposition de leur production en fait d’irremplaçables outils stratégiques de l’équilibre du réseau national et européen, capables de pallier l’intermittence des unités de production renouvelables éoliennes ou solaires. Bref, le secteur hydraulique a beaucoup de qualités, qui font des barrages « de formidables machines à cash », comme le dénonçait Delphine Batho, député écologiste et ancienne ministre de l’Énergie.
En février dernier, la Cour des comptes poussait les pouvoirs publics à prendre position dans un référé sur le renouvellement des concessions hydrauliques. « Les scénarios de transition énergétique prévoient le développement de ces moyens de flexibilité et la dernière Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) a fixé comme objectif d’engager d’ici à 2023 le développement de 1,5 gigawatt (GW) de nouvelles Step [stations de transfert d’énergie par pompage, ndlr] pour une entrée en service entre 2030 et 2035, soit une augmentation d’environ 30 % du parc installé. Ce projet est aujourd’hui enlisé, notamment à cause des difficultés rencontrées pour prolonger la durée des concessions concernées par ces investissements considérables. L’objectif de la PPE pourrait ne pas être atteint dans les délais prévus », note la Cour des comptes.
Faire face aux nouveaux enjeux
Comme l’a souligné lors du débat Lambert Lanoë, expert pour le cabinet Degest et coauteur avec IED d’un rapport éclairant sur l’hydroélectricité, cette série d’injonctions et de mises en demeure soulève deux questions majeures, qu’aucune des réponses envisagées jusqu’ici n’épuise : la question de l’intégration de l’hydraulique au mix énergétique et celle, non moins cruciale, de la gestion de l’eau. « Nous portons dans le rapport une autre solution : celle de l’exercice du droit d’exemption à la directive européenne » de libéralisation du secteur, au nom de l’intérêt stratégique des barrages, « ce que prévoit le droit européen », a ajouté le chercheur. Et il y a urgence : la crise énergétique est passée par là.
En effet, « le réchauffement climatique est là, a insisté Christophe Ferrari, président de la métropole grenobloise. Nous sommes face au défi de la transition écologique et sociale, et l’hydroélectricité doit être pleinement maîtrisée par la puissance publique, à la fois sur la production électrique et la gestion de l’eau. »
Guillaume Gontard, sénateur écologiste de l’Isère, s’interrogeait. « Je ne vois pas comment on peut avoir un doute. La gestion de l’électricité et celle de l’eau doivent être publiques. » Et son collègue, le sénateur communiste Fabien Gay, de citer deux chiffres : « L’été dernier, 100 villages ont été privés d’eau potable, et 800 000 personnes n’ont pas pu payer leurs factures de gaz et d’électricité. » Les intérêts privés, qui ne manqueraient pas de grignoter le secteur en cas d’ouverture à la concurrence, « ne peuvent pas assurer une réponse au double défi de la transition énergétique et de la résorption de la précarité énergétique », a averti Fabien Gay. Pourquoi ? Pour la simple raison que « ce n’est pas leur vocation ».
EDF 100 % public : un aveu d’échec
Hasard du calendrier, ce 8 juin marquait aussi la date officielle de l’étatisation d’EDF. Et pour Gwénaël Plagne, secrétaire du CSEC de l’opérateur public, si ce n’est pas forcément une bonne nouvelle, c’est en tout cas « un constat d’échec » : celui du marché qui « n’a rien créé ». Comble de l’ironie, notait-t-il, au pays d’EDF, « l’électricité est devenue rare et chère ». Les filières industrielles de l’opérateur public sont endommagées et « l’opérateur public est à la main du gouvernement, mais pas à celle de la nation et de ces représentants ».
Il y a dans tous ces débats et ces controverses complexes, une donnée trop souvent méconnue, signalait quant à lui Bertrand Lachat, président du syndicat d’énergies du département de l’Isère, qui cogère. « Les communes sont les propriétaires des réseaux de distribution de l’électricité » et il n’est pas question pour celles réunies dans la Fédération nationale des communes concédantes et régies, dont il est le président, de s’en laisser compter, a-t-il affirmé. Et de poursuivre : « Nous sommes très attentifs à l’avenir d’Enedis au sein du groupe public et aux risques qu’une capitalisation boursière ferait peser sur le patrimoine des communes, sur la péréquation tarifaire et la mutualisation des coûts. »
« Vous êtes les champions du monde de la déprivatisation de l’eau […] J’appelle les maires et les citoyens à s’emparer de cet immense levier démocratique. »
Daria Cibrario, déléguée de la Fédération syndicale mondiale des travailleurs des services publics
Pour Daria Cibrario, déléguée de la Fédération syndicale mondiale des travailleurs des services publics, les Français ont montré de quoi ils étaient capables : « Vous êtes les champions du monde de la déprivatisation de l’eau », a-t-elle entonné, avant d’expliquer : « Paris, par exemple, a créé sa régie Eau de Paris, grâce à laquelle les factures des usagers ont baissé de 8 %. Cela doit exister aussi dans l’énergie. J’appelle les maires et les citoyens à s’emparer de cet immense levier démocratique. »
« Il y a quelques années, quand on se battait contre les privatisations, nous étions pour les gens une bande de privilégiés qui voulaient juste conserver leurs avantages… »
Cédric Thuderoz, secrétaire de la CGT Énergie Isère
Cédric Thuderoz, secrétaire de la CGT Énergie du département, qui était présent dans la salle, était déjà convaincu : « Depuis quelques années, les salariés de l’énergie ont réussi à faire partager leur constat et leurs analyses auprès de politiques, d’associations, de collectifs de citoyens, qui nous ont aussi permis de construire des initiatives et de tracer les contours de ce que pourrait être l’avenir du service public de l’énergie », a-t-il rappelé. Mais ce pari n’est pas gagné d’avance, reconnaissait-il également : « Il y a quelques années, quand on se battait contre les privatisations, nous étions pour les gens une bande de privilégiés qui voulaient juste conserver leurs avantages… » Aujourd’hui, le syndicaliste en est persuadé, le regard a changé et tout le monde comprend qu’ »il s’agit de l’intérêt général ».
Après Paris, Nantes et Grenoble, le Conseil national de l’énergie a annoncé une prochaine assemblée en Provence-Alpes-Côte d’Azur. À suivre donc.