Et si vous fabriquiez une « fake news » ? C’est ce que le documentariste Nicolas Ubelmann propose cet été aux vacanciers de la région Grand Est dans le cadre des Rencontres culturelles. Parce que c’est en manipulant soi-même l’information qu’on comprend comment la décrypter.
Bio express
- Documentariste depuis plus de trente ans, Nicolas Ubelmann a fondé sa propre société de production Régie Sud. Ses films, souvent engagés, réalisés avec Sophie Mitrani, portent sur des sujets aussi divers que l’école (« Mauvais Élèves », 2017), la dette (« La Dette », 2013) ou l’aide au développement (« Développement, l’aide en question », 1997).
- Son dernier documentaire, « Barrages, l’eau sous haute tension » pose le regard sur les risques liés que ferait courir la privatisation des concessions de barrages hydroélectriques. Et le prochain, en projet, s’intéressera aux marchés de l’électricité.
- Il anime durant l’été, pour la CCAS, des ateliers multimédia avec les vacanciers qui leur apprennent à… créer une fake news pour mieux les décrypter, dans le prolongement de son activité de formation aux médias auprès des jeunes (ateliers d’éducation à l’image, séjours court-métrage en colo…).
Comment définiriez-vous une « fake news » ?
Nicolas Ubelmann – On pourrait traduire le mot « fake news » par « rumeur », c’est-à-dire une histoire qui est détournée de son sens premier, qui enfle et devient disproportionnée. Le mot français utilisé actuellement est « infox », mélange d’information et d’intoxication.
Mais, personnellement, j’ai beaucoup de mal à définir la fake news, car la frontière avec la véritable information est floue. Si je vous dis : « Pour rembourser la dette [française], il faut couper dans les dépense publiques », je vous donne une raison qui a l’air sensée, mais qui en réalité défend le point de vue d’une catégorie de la société, celle de ceux qui gagnent de l’argent.
C’est en fait un point de vue politique, car il existe d’autres options : lever de nouveaux impôts, mettre en place une taxe Tobin [taxe sur les transactions monétaires internationales, ndlr], annuler la dette, trouver de nouvelles ressources, se réapproprier l’émission monétaire, créer une banque qui aiderait les États plutôt que passer par le marché privé pour obtenir des fonds, etc. Dans ce cas, l’information initiale n’est pas loin de la fake news. On peut au moins dire qu’il s’agit d’un mensonge par omission.
Si un média s’adresse plutôt à l’émotion qu’à la raison, c’est mauvais signe : cela signifie qu’il véhicule une opinion.
Comment détecter une fake news ?
Il faut d’abord découvrir qui est l’auteur du texte, se renseigner sur lui, lire ses autres écrits pour voir si c’est un expert du sujet ou s’il écrit sur tout. Repérer parmi ses écrits des sujets un peu étranges ou fantasques permet déjà de voir qu’il se situe dans une sphère plutôt complotiste que professionnelle.
Ensuite, demandez-vous pour quel média il écrit et quelles sont les autres informations publiées par ce média. Analysez le contexte. Explorez le site Internet de ce média. D’ailleurs, si un média s’adresse plutôt à l’émotion qu’à la raison, c’est mauvais signe : cela signifie qu’il véhicule une opinion.
Enfin, analysez le contenu du texte et demandez-vous quel groupe de pression a intérêt à tenir ces propos. Par exemple, savoir qu’un texte qui condamne la chasse provient d’un mouvement écologiste anti-chasse, de victimes de la chasse ou de chasseurs conditionne sa lecture. La mécanique des phrases veut nous amener à une certaine conclusion : le point de vue défendu par l’auteur ou le mouvement. D’autres textes au contraire ouvrent des débats, préfèrent poser des questions plutôt qu’asséner des certitudes, et nous laissent le choix de la réponse. Ce sont les articles les plus longs à lire car ils nous poussent à aller chercher d’autres informations.
Le doute est le meilleur remède contre les fake news. C’est ce qui nous permet de ne pas foncer tête baissée dans la première info venue. D’autant que notre cerveau est à l’affût de ce qui va le conforter dans sa façon de penser.
Comment repérer les fake news dans les vidéos ?
Après avoir identifié l’auteur des images et le média qui les publie, il faut décortiquer la façon dont sont construites les interviews, leur ton, déterminer si les questions du journaliste sont orientées, écouter la musique et analyser son rôle (pour divertir ou faire monter le stress), la lumière et la couleur (chaude et rassurante, ou froide et inquiétante), le décor (angoissant, joli, contenant des symboles…), le cadrage (gros plan ou plan large sur la personne, en contre-plongée ou en plongée, ce qui définit aussi une hauteur de point de vue), le montage (y a-t-il beaucoup de coupes ? a-t-on fabriqué des phrases avec des extraits de propos ou reprend-on des phrases entières ?), le rythme…
Nous proposons d’abord une idée de fake news, liée au territoire où se déroule l’atelier. À partir de là, nous créons de toutes pièces une fausse information…
Comment se déroulent les ateliers que vous proposez?
Nous proposons d’abord une idée de fake news, liée au territoire où se déroule l’atelier. À partir de là, nous créons de toutes pièces une fausse information, un faux événement qui se déroule dans le centre de vacances ou dans ses environs. Pour cela, nous indiquons aux vacanciers quels sont les éléments de base nécessaires pour construire un sujet journalistique : des sons, des plans de coupe, des images…
Nous créons des personnages, parfois avec des costumes (de gendarmes, de scientifiques…), et des petits décors. Nous proposons à un vacancier de jouer une petite scène, dont nous avons écrit les dialogues et qui contient des détails qui alimenteront la fake news.
Ceux qui sont plus intéressés par le tournage que par le témoignage sont intégrés à notre équipe technique : ils tiennent le micro, posent les questions, aident à créer un décor crédible. Il est également possible de détourner des images réelles : une assemblée de campeurs en train de discuter de leur planning peut devenir un regroupement de personnes qui doivent faire face à un événement dramatique.
Les vacanciers observent ainsi une véritable équipe de tournage à l’œuvre ; lorsqu’ils voient le film obtenu en 24 heures, avec une caméra, un ordinateur et deux personnes, ils sont souvent bluffés par ce qu’ils ont réussi à produire. Ils peuvent ainsi devenir des acteurs de l’information. Nous organisons toujours un débat après la diffusion du film, au cours duquel nous proposons de discuter de la mécanique des réseaux sociaux et d’analyser des fake news issues des médias.
Personnellement, je préfère lire de l’information clairement engagée plutôt qu’un reportage prétendument objectif, parce qu’au moins je sais où je mets les pieds, qui parle…
Au-delà de la fabrication d’une fake news, quel est l’objectif de vos ateliers ?
Je souhaite montrer ce qu’est une véritable démarche journalistique, qui implique non seulement d’aller creuser toujours plus profond pour construire un sujet, mais aussi de remettre en cause ses certitudes, d’accepter que l’on peut se tromper, être manipulé. C’est un travail qui nous permet d’avancer.
J’ajoute que, personnellement, je préfère lire de l’information clairement engagée plutôt qu’un reportage prétendument objectif, parce qu’au moins je sais où je mets les pieds, qui parle, etc. Ensuite, c’est à chacun de faire son propre tri, de confronter différents points de vue, de gauche comme de droite, pour trouver l’endroit où la « vérité » semble se situer.
Ce n’est pas évident à faire. Il faut avoir une certaine vigilance, une honnêteté intellectuelle, y compris vis-à-vis de soi-même, car nous avons chacun notre propre sensibilité. Quand je lis une nouvelle qui me choque, je dois me demander si je me la représente bien, si je ne suis pas en train de grossir le trait sans nuance. Je vais donc chercher d’autres informations, et sans doute découvrir que les choses ne sont pas si simples, et que cette information s’explique par son contexte.
« Une société qui ne comprend pas comment se fabrique l’information et qui n’est pas capable d’en fabriquer est une société de moutons et de victimes, qui se font manipuler. »
L’essor de l’intelligence artificielle (IA) va rendre de plus en plus difficile la détection des fake news. Qu’en pensez-vous ?
Aujourd’hui, grâce à l’IA, on peut faire dire à une personne ce qu’elle n’a jamais dit, sans montage son, et faire ce qu’on veut avec des images. En fait, l’IA va bientôt écrire des articles à la place des journalistes. Le logiciel Midjourney [qui permet la création d’images à partir d’un texte descriptif, ndlr] propose des images dont le caractère artificiel est quasiment indétectable, à moins d’avoir des outils spécifiques pour les analyser. Cela demande un gros travail, que ne font pas les internautes lorsqu’ils lisent les infos sur les réseaux sociaux. Y aura-t-il bientôt une législation sur le sujet ?
La solution serait peut-être de se dire que tout ce que nous lisons ou voyons sur les réseaux sociaux est faux. La philosophe Hannah Arendt disait qu’un monde où tout est faux n’est pas un monde où les gens ne vous croient plus, mais un monde où ils ne pensent plus et n’agissent plus, car ils n’ont plus de points de repère sur lesquels s’appuyer pour agir. Il n’y a plus de réalité.
Une société qui ne comprend pas comment se fabrique l’information et qui n’est pas capable d’en fabriquer est donc une société de moutons et de victimes, qui se font manipuler. En fait, la complexité est plus proche du réel que le prêt-à-penser. Et cela demande du travail de tout vérifier, ce qui incite à la paresse. Alors, il faut avoir des outils pour analyser les contenus et l’envie de le faire. Mais personnellement, je trouve le monde de l’information vraiment excitant : il nous montre toute la diversité humaine, les forces en jeu dans la société, et nous permet d’avoir une lecture beaucoup plus politique du monde.
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