Linguiste et auteur de l’essai « Le ministre est enceinte », Bernard Cerquiglini plaide pour une langue vivante qui s’émancipe des carcans masculinistes, voire machistes, pour accompagner la marche des femmes vers l’égalité sociale et professionnelle.
Bio express
Linguiste, Bernard Cerquiglini a présidé l’Institut national de la langue française et le Conseil supérieur de la langue française avant d’être recteur de l’Agence universitaire de la francophonie. Et quand il ne rédige pas un de ses nombreux essais, cet enseignant à l’université Paris-Diderot décortique la langue et ses subtilités dans « Merci professeur ! » diffusé chaque jour sur TV5 Monde.
En 1999, vous aviez déjà rédigé un rapport concernant la féminisation des métiers, et ce n’est que vingt ans plus tard que l’Académie se rend finalement à vos préconisations. Une réaction ?
L’Académie française se rend à l’usage, dont elle est en principe la greffière, au bon fonctionnement de la langue et à la justice sociale. Abandonnant une norme désuète, injuste (elle reflète une minoration de la femme) et peu cohérente, dans le même temps qu’elle lance un dictionnaire numérique, la Compagnie saute, d’un bond dont on peut admirer l’agilité, du XIXe au XXIe siècle !
Les hommes de votre génération qui soutiennent la féminisation de la langue sont plutôt rares… Pourquoi avez-vous travaillé sur la question ?
J’ai toujours considéré que la misogynie était une forme de racisme, et il se trouve que j’ai la tripe républicaine et antiraciste. En tant que citoyen, j’ai toujours été du côté de celles et de ceux qui se battent pour l’égalité des droits. En tant que linguiste et historien de la langue, j’aime que celle-ci bouge. Avec la féminisation, j’ai été confronté à un changement extraordinaire et rapide, de vaste ampleur, socialement passionnant. J’avais donc un domaine d’étude parfait !
On pourrait dire que la misogynie rend bête, même des personnes réputées les plus savantes !
La misogynie semble parfaitement tolérée dans certaines institutions de la République où, proférer des propos sexistes ne semble pas disqualifier des hommes considérés par ailleurs comme de grands intellectuels, chercheurs ou écrivains…
C’est vrai. Pendant plus de trois décennies, l’Académie française, organisme de prescription composé de grands scientifiques et d’intellectuels, a en effet imposé avec beaucoup d’autorité, d’arrogance et parfois même de mépris, un usage désuet, injuste, scabreux linguistiquement et défavorable aux femmes, ignorant délibérément l’histoire de la langue.
Les puristes devraient défendre la clarté, la logique et la rigueur. Or, ils imposent un usage qui implique des constructions boiteuses, comme « le ministre est enceinte »… Pour les académiciens, la primauté du masculin l’emportait donc sur tout, y compris sur la rigueur grammaticale. On pourrait ainsi dire que la misogynie rend bête, même des personnes réputées les plus savantes !
Au Moyen Âge, il existait un féminin pour quasiment chaque profession. Comment expliquer ce recul ?
Au Moyen Âge et à la Renaissance, l’Église catholique elle-même – que l’Académie française traite avec faveur, comptant d’ailleurs en ses rangs quelques prélats – féminisait ses professions, de la prieure à la papesse et passant par la supérieure. Dans le dictionnaire de Littré, on trouve même « une générale », au sens de « femme qui dirige une communauté monastique ».
L’histoire de la langue permet en fait de conforter la thèse selon laquelle le grand renfermement des femmes intervient à partir du XVIIIe siècle. Malheureusement, la Révolution a donné des droits aux citoyens mais pas aux citoyennes. En France, les droits de l’Homme restent les droits du mâle. La citoyenne n’a pas de droits, on le voit bien dans la langue.
Les femmes sont les grandes perdantes de la Révolution. L’administration française qui se met en place grâce à Napoléon au XIXe siècle est exclusivement masculine. Les postes de préfets et autres hauts fonctionnaires y sont bien entendu réservés aux hommes. À partir de cette époque, les femmes et le féminin sont cantonnés à la cuisine, au salon et à la chambre à coucher.
La Révolution a donné des droits aux citoyens mais pas aux citoyennes.
Vous dites que c’est après la Révolution française que naît ce qu’on appelle le « féminin conjugal » ?
Prenons un exemple : le terme « ambassadrice ». Au XVIIe siècle, on donnait des ambassades aux femmes : cela est reflété dans le dictionnaire de l’Académie française. Mais à partir du XVIIIe siècle, c’est terminé : la profession devient réservée aux hommes, et « l’ambassadrice » n’est que l’épouse de l’ambassadeur !
Au XIXe siècle commence l’empire du féminin conjugal, dont le XXe siècle ne s’est pas totalement départi. Cet usage « matrimonial » perdure encore quelque peu, mais l’usage est lié à une situation sociale. Si la situation change, la langue doit bien entendu accompagner ce changement. Lorsqu’à partir de 1950 les femmes ont pu de nouveau être nommées à la tête d’une ambassade, elles se sont trouvées fort marries de pouvoir être confondues avec l’épouse d’un ambassadeur… Pour éviter la confusion, elles ont donc bricolé une construction que l’Académie a tout de suite considérée comme le nec plus ultra, alors que ce bricolage aurait dû être provisoire : elles se sont fait appeler « madame l’ambassadeur », avec les risques grammaticaux que cela implique (« l’ambassadeur est enceinte », par exemple).
Aujourd’hui, les jeunes femmes nommées dans les ambassades se font appeler ambassadrice, tout simplement.
Ainsi la langue reflète le statut de la femme, qui évolue au fil des siècles. Il faut en tout point combattre cette vieille idée du masculin qui primerait.
Pourquoi les évolutions du français sont-elles souvent initiées hors de l’Hexagone ?
L’évolution se fait toujours par les marges, cela s’applique aussi à la francophonie. Là où le français est le plus dynamique, c’est en Suisse, en Belgique et surtout au Québec.
Dans mon livre, je cite une remarque très méprisante de l’académicien Maurice Druon à propos de la féminisation des noms : « Ce n’est pas chez ces Québécois, qui ont importé au Canada un patois du Poitou, que je vais prendre des leçons de langue. » Et il ajoute que les Québécois en « sont restés à une langue bien antérieure à la grande rupture classique qu’incarnent Boileau et Racine ».
Ce mépris s’appuie sur des éléments véridiques : le français qui est parti pour le Nouveau Continent, c’est la langue de Rabelais. Il s’agit d’une langue qui n’a pas encore été corsetée. La langue que l’on parle en Acadie est beaucoup moins brimée. Ce que Druon interprète négativement est en réalité une chance pour le français qui, là-bas, est extrêmement vivant et inventif. Ce n’est donc pas un hasard si, concernant la féminisation, c’est au Québec que tout a commencé.
Ne passons pas d’un purisme à l’autre. Au fond, pourquoi ne pas laisser faire la langue ?
Comment, pratiquement, démasculiniser la langue ?
L’important est de le faire par tous les moyens : l’usage primera. D’ailleurs, c’est en train d’être gagné puisque aujourd’hui si vous parcourez « le Figaro », qui a longtemps été le journal des puristes, vous pouvez y trouver les mots « sénatrice », « Première ministre », etc.
Mais surtout, ne passons pas d’un purisme à l’autre. L’important est le déterminant : on peut dire « une professeur », on peut y ajouter le suffixe féminin, « une professeure », ou même parler d’ »une professeuse », comme je l’ai déjà entendu. Si j’étais académicien, je mettrais les trois en précisant que le meilleur usage est, par exemple, « une professeure ». Mais au fond, pourquoi ne pas laisser faire la langue ?
Quid de l’écriture inclusive ?
Je n’en suis pas un farouche partisan. L’écriture inclusive écrase ce libre arbitre porteur de nuances. Il y a une « image miroir » entre les puristes qui nous imposent le masculin et certaines féministes qui nous recommandent l’écriture inclusive !
Je crois qu’elle doit être réservée à un usage technique, comme les offres d’emploi, les formulaires administratifs, etc. Dans la langue écrite courante, elle est difficile à lire. Or il est fondamental de garder un point de vue pédagogique car la maîtrise de la langue est fondamentale dans la République ; c’est une des grandes missions de l’école et elle la remplit très bien.
Pour les pluriels, je pense qu’il faut faire confiance aux locuteurs. Par exemple, dans la phrase « Tous les voyageurs sont priés de descendre », chacun et chacune comprend qu’il s’agit aussi bien des hommes que des femmes. En revanche, on a parfois besoin de préciser que les deux sexes sont concernés. Dans la phrase : « Les candidats et les candidates sont priés de se présenter pour le lancer de poids », le redoublement est important car il n’est peut-être pas évident pour tout le monde que l’épreuve est mixte.
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Quels sont aujourd’hui selon vous les principaux vecteurs de la féminisation de la langue ?
Les messages envoyés par l’État, la presse, les organismes d’éducation populaire et l’école sont primordiaux : il faut apprendre à féminiser les noms de métiers dès le plus jeune âge, car la misogynie commence tôt. J’invite également chaque professionnelle à le demander à sa hiérarchie, à ses collègues, ainsi qu’à ses interlocuteurs, ses clients et partenaires…
À la parution de mon livre, j’ai reçu un courrier qui m’a particulièrement touché, adressé par l’un des responsables des Compagnons du devoir. Il m’y expliquait que malgré le fait que cette institution accueille des filles depuis une vingtaine d’années, elle suivait les recommandations de l’Académie française, employant des noms de métiers au masculin. À la lecture de mon ouvrage, ce responsable a été convaincu qu’il fallait changer cela. Nous avons déjeuné ensemble et réfléchi à la possibilité de parler de « selliers » et de « sellières », de « maréchal ferrant » et de « maréchale ferrante », et même de « compagnes du devoir ». C’est formidable de participer ainsi au mouvement de la langue et à sa vie !
Pour aller plus loin
« Le ministre est enceinte, ou la grande querelle de la féminisation des noms »
Seuil, 2018, 208 p., 16 euros.
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