Le Festival d’Avignon comme le festival Contre courant ont vu leur édition 2020 annulée en raison de la crise sanitaire. La CCAS a néanmoins tenu à maintenir son soutien à ce partenaire historique. Entretien avec Paul Rondin, directeur délégué du Festival d’Avignon, sur cette situation inédite et sur l’avenir du secteur culturel.
Quelle est l’atmosphère en Avignon en ce moment?
On se croirait au mois de mai, à ce moment de la saison où il y a encore peu de monde. Il fait encore doux. C’est comme un printemps qui n’en finit jamais. C’est très curieux. Il y a une espèce de mélancolie collante, parce qu’on est absents à nous-mêmes, on n’est pas là où l’on devrait être, en train de faire ce que l’on devrait faire.
Où en est le monde de la culture après deux mois de confinement, des annulations de festivals et la fermeture des salles de spectacle ?
Il est totalement à l’arrêt, et ne s’est pourtant jamais senti aussi essentiel. Parce que, au même titre que l’éducation, la santé, la recherche, la culture est un bien commun qui doit être soustrait à l’idée d’intéressement financier, et qu’elle rend un service à la société : elle nous permet de sortir du matérialisme, de la quotidienneté, de la consommation, du travail, de nous divertir tout en réfléchissant, et de laisser libre cours à notre émotion. La culture entretient l’esprit, comme le sport permet d’entretenir le corps. Pendant ces trois mois, les gens ont eu besoin et envie d’aller vers la culture, via le numérique. Et surtout, on a vu à quel point le fait de ne pas se rassembler, de ne pas être collectivement dans le partage d’émotions nous manquait.
Comment envisagez-vous l’avenir de ce secteur ?
Je ne suis pas expert en santé publique, je ne vais donc pas faire dans l’astrologie. Notre seule responsabilité, c’est d’être prêts. Prêts à agir, à rouvrir les salles, à accueillir le public. Chaque jour apporte son lot d’incertitudes et de nouveautés, donc nous verrons bien. SI on commence à imaginer que la crise sanitaire ne sera pas résolue en octobre ni en juillet prochain, on se démobilise complètement. C’est une situation inédite, et nous inventons les solutions au fur et à mesure.
C’est la seconde fois que le Festival d’Avignon, le plus grand festival de théâtre d’Europe, est annulé. Quelles en sont les conséquences ?
Commençons par le public. Il est orphelin de son festival, des spectacles qu’il aurait dû voir, de ce rendez-vous presque sentimental qu’il a chaque année à Avignon – nous en recevons des témoignages tous les jours.
D’autre part, grâce à l’institution publique qu’est le Festival d’Avignon, dont les subventions ont été maintenues, les équipes artistiques ont pu être sauvées, parce nous leur avons versé ce que nous leur devions. Ce qui va leur manquer cruellement, c’est la visibilité qu’elles auraient eu au Festival d’Avignon auprès des professionnels et des médias, et donc pour certaines des années et des années de tournée de leur spectacle partout en France et dans le monde. Et ça, ça n’est pas réparable.
Le Festival lui-même est fragile mais il n’est pas en danger, parce que nous avons tout de suite mis en place un plan d’annulation puis de relance, auquel nous avions travaillé en imaginant le pire des scénarios, l’annulation.
Nous serons en capacité de remettre la machine en route dès septembre.
Enfin, pour ce qui est du territoire et de la ville, la catastrophe reste à venir, parce qu’on ne mesure pas l’étendue du désastre en matière d’économie locale. La saison touristique démarre avant le festival et se termine bien après. Et si les quelques vacanciers français pourront compenser en partie l’absence des festivaliers, les commerçants pâtiront de celle des touristes américains ou asiatiques durant toute cette saison. L’accumulation de déficits de recettes sera vraiment catastrophique pour le territoire. Quand on sait que le seul Festival d’Avignon génère parfois 30 à 60% du chiffre d’affaires annuel d’un commerçant en trois semaines…
Sur le plan social et culturel, nous devrions pouvoir compenser l’impact de cette annulation, car la structure Festival d’Avignon va reprendre dès septembre son activité culturelle et sociale via la FabricA, notre salle de spectacle, notamment auprès des publics les plus éloignés de nos offres. Nous y proposons des ateliers, des stages pour les enfants des établissements scolaires de toute la région. À travers ces activités, nous créons de la familiarité avec la culture et le théâtre. Mais tous les gamins des quartiers sensibles, avec qui nous travaillons depuis tant d’années, seront privés de cette expérience qu’est le festival. Et cette chose-là n’est pas rattrapable.
Nous allons également mettre en place la Semaine d’art en Avignon pendant les vacances de la Toussaint, avec un tarif unique à 15 euros : c’est un temps fort de programmation de spectacles, pour donner à tous les publics la possibilité de retrouver le chemin des théâtres. Ce ne sera pas un mini-Festival d’Avignon, mais c’est une proposition qui peut donner le goût d’un festival.
Il y a déjà eu un précédent à l’annulation du Festival d’Avignon dans l’histoire. C’était en 2003, dans le contexte de la crise des intermittents du spectacle. Cela vous donne-t-il des pistes pour rebondir ?
Non, parce que ce n’était pas la même expérience : en 2003, tout était prêt. Le festival a été annulé le jour de la première. Il a fallu démonter, rembourser. Et puis, c’était une crise sectorielle. Là, nous faisons face à une crise mondiale et sanitaire. Il a fallu comprendre, prendre la mesure des choses au jour le jour et ça n’est pas terminé.
Toute la société s’est mise à l’arrêt, et personne n’avait jamais vécu cela, ni ne savait comment le gérer, et remettre la machine en route.
Personne n’est en mesure de dire combien de spectateurs nous pourrons réunir dans un même lieu, ni quand l’ensemble des frontières rouvriront pour permettre la circulation des artistes. L’annulation de 2003 avait été un traumatisme, mais aujourd’hui c’est bien pire.
Que représente le soutien de la CCAS au Festival d’Avignon depuis vingt ans, et cette année tout particulièrement ?
Ce soutien est le symbole de notre engagement commun. L’engagement pour l’exigence culturelle et pour le respect des publics, tous les publics. Nous savons que le public populaire est exigeant. Nous croyons profondément que les gens sont intelligents et veulent aller vers une intelligence, tant au sens intellectuel qu’émotionnel du terme. Ce n’est pas seulement une question d’argent. Ce qui compte, c’est ce que nous défendons ensemble. Affirmer que nous voulons les meilleurs hôpitaux, la meilleure santé, la meilleure éducation et la meilleure culture en France, et pour tous. On en revient toujours à l’expression « élitaire pour tous » d’Antoine Vitez et Jean Vilar. Nous ne sommes que la continuité de ces précurseurs.
Qu’attendez-vous de Roselyne Bachelot, la nouvelle ministre de la Culture?
Roselyne Bachelot arrive avec son énergie, elle croit en ce qu’elle fait, c’est une femme de conviction, assez forte face à un président de la République ou un Premier ministre. Son arrivée peut être une bonne nouvelle, à un moment où l’on a besoin d’énergie pour relancer la politique publique de la culture. Je ne connais pas sa feuille de route exactement. Mais j’attends qu’elle considère comme il est le service public de la culture, c’est-à-dire la chance que nous avons d’avoir partout des opérateurs qui irriguent la démocratie culturelle dans ce pays ; elle doit impérativement réaffirmer la mission de l’État : permettre l’accès à la culture partout et pour tous.
L’accès à la culture pour tous, on en parle depuis trente ans, qu’est-ce qui change aujourd’hui ?
Oui, cela fait des années qu’on en parle, mais je ne crois pas que cela ait si mal marché. Je crois qu’en France il y a davantage de personnes qui ont accès à une culture très large que dans beaucoup d’autres pays. Il y a une marge de progrès énorme, mais on ne part pas de rien.
Il faut rappeler le droit, et le droit pour le citoyen, c’est d’accéder à la culture.
Les opérateurs culturels ont le devoir d’aider le citoyen à le revendiquer, si toutefois ils ont une mission qui est clairement donnée par ceux qui les subventionnent. On n’est pas là pour « faire joli ». Mais il faut se donner les moyens et il faut y croire. On n’a pas le choix, sinon la société va imploser. Et il y a des solutions. Avec la FabricA, nous avons monté il y a sept ans une web-TV de reporters culture pour apprendre aux jeunes à mettre à distance l’information, savoir la traiter. Des mères ou des sœurs de gamins qui y ont participé m’ont dit quelques années plus tard : « Mon frère, mon fils ne croyait plus en rien. Cette web-TV lui a ouvert une fenêtre, il s’est aperçu que lui aussi pouvait prendre la parole et exister, simplement exister. » Ce qui l’a d’une certaine manière sauvé.
J’attends des élus qu’ils nous aident non seulement à diffuser mais aussi à fabriquer de la culture sur le territoire, des projets qui irriguent tous les échelons de la société. Nous travaillons avec des gosses qui a priori n’auraient pas choisi les métiers de la culture. Nous ne sommes pas là pour les former à devenir des acteurs, les places sont limitées. Néanmoins il y a d’autres savoir-faire à valoriser, comme ceux des électriciens par exemple, essentiels dans les métiers du spectacle.
Roselyne Bachelot a déclaré le 9 juillet sur France Inter : « Il faut sortir la culture de son confinement : elle doit irriguer enfin l’ensemble des politiques publiques, par des actions transverses aux autres ministères. » Est-ce une première réponse à cette nécessité de rebondir ?
Mais c’est ce qu’Olivier Py et moi préconisons depuis vingt ans ! Nous travaillons principalement avec le ministère de la Culture, mais aussi avec le ministère de la Justice parce nous menons des actions en prison ; avec le ministère de l’Éducation nationale parce que nous travaillons avec plus de 100 établissements scolaires à l’année ; avec le ministère de la Santé pour proposer des spectacles dans les hôpitaux, etc. Parce que tant qu’on restera dans nos silos – et là je parle aussi pour nous, professionnels de la culture, qui avons une capacité extraordinaire à nous enfermer dans notre tour d’ivoire – on n’avancera pas. Lorsque le Premier ministre a déclaré qu’il débloquerait 18 milliards d’euros pour le tourisme, les professionnels de la culture ont tout de suite demandé : « Et pour la culture ? » Mais ce n’est pas comme ça que nous devons réagir. Il faut voir comment nous pouvons travailler avec les professionnels du tourisme.
La culture ne peut pas travailler sans les autres secteurs, sans quoi elle perd sa raison d’être.
À quoi ressemblera l’édition 2021 du Festival d’Avignon ?
Ce sera la dernière édition de notre mandat [le sien, et celui d’Olivier Py, directeur artistique, ndlr]. Donc nous l’avons déjà bien rêvée, bien préparée. Avignon étant un festival de création, on ne sait finalement pas trop ce que sera cette 75e édition et c’est tant mieux ! Ce que j’attends des artistes, c’est qu’ils m’apportent ce que je ne sais pas. Parce que les projets dont nous avons parlé avec les artistes en janvier 2020, qui n’existent pas encore aujourd’hui, auront été transformés par tout ce qu’ils auront vécu. Avignon 2021 portera sans doute le thème de la fragilité humaine, et sera un festival très fort : celui des retrouvailles.
CONTRE COURANT SUR LES ONDES
Retrouvez tous les podcasts des émissions radio du festival Contre courant, qui s’est achevé le 17 juillet. Interviews d’artistes, lectures de spectacles, pastilles sonores, play-lists… Contre courant comme vous ne l’avez jamais… entendu !
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Bel article, intéressant ; il donne une idée assez juste de l’état de la Culture après le deconfinnement.