En RDC, « des viols de masse pour s’approprier les minerais du numérique »

En RDC, "des viols de masse pour s’approprier les minerais du numérique" | Journal des Activités Sociales de l'énergie | Fabien Lebrun Barbarie numerique

Fabien Lebrun est l’auteur de « Barbarie numérique », une enquête implacable sur la tragédie que vit le Congo, cœur des industries numériques et objet de toutes les convoitises. ©Anna Picco

Il y a du sang dans nos smartphones, nos ordinateurs et nos voitures électriques, affirme Fabien Lebrun dans « Barbarie numérique. Une autre histoire du monde connecté ». Le sociologue, par ailleurs ancien directeur de colonies de vacances à la CCAS, a enquêté pendant quatre ans sur l’exploitation des minerais en République démocratique du Congo (RDC). Il plaide pour l’ouverture d’un large débat sur les choix technologiques portés par nos élites. Un livre à retrouver sur la Librairie des Activités Sociales.

Cet article mentionne des violences sexuelles et des violences faites aux enfants.

Votre livre est un réquisitoire implacable contre l’exploitation des ressources minières en République démocratique du Congo (RDC). De quels minerais s’agit-il et à quoi servent-ils ?

La RDC, un pays quatre fois plus grand que la France, possède des réserves monumentales en métaux dits stratégiques, qu’on retrouve dans l’électronique. C’est le seul pays au monde à disposer de la quasi-totalité des 88 éléments métalliques que compte la table de Mendeleïev. Il détient 80 % des réserves de cobalt et extrait entre 60 et 70 % de la production mondiale, essentiellement dans le Katanga, région également très riche en cuivre et en germanium. Le cobalt est indispensable à la fabrication des batteries de nos téléphones et ordinateurs portables. Mais c’est dans les voitures électriques qu’il y en a le plus (plus de 10 kg par véhicule).

La RDC possède aussi les deux tiers des réserves mondiales de coltan, minerai à partir duquel on obtient le tantale. Une seule ville, Rubaya, en détient à elle seule 15 % ! La plus grande part du tantale produit à l’échelle mondiale est destinée à l’industrie électronique. Ce métal sert à fabriquer les condensateurs qui ont permis de miniaturiser les téléphones portables. Il est très résistant à la chaleur et à la corrosion. Sans lui, nos smartphones pourraient exploser entre nos mains ou prendre feu.

« Des sociétés militaires privées travaillant pour des multinationales sont aussi responsables d’atrocités. »

Toutes ces richesses alimentent une guerre effroyable, qui fait rage depuis bientôt trente ans. Pouvez-vous nous expliquer comment ?

Tout commence dans les années 1990 : c’est à la fois la fin de la dictature de Mobutu et le début de la révolution numérique. Une guerre impliquant une grande partie de l’Afrique mais aussi les puissances industrielles et les multinationales minières éclate autour de l’exploitation des ressources minières, forestières et agricoles du pays.

Aujourd’hui, ce sont des groupes armés, congolais et étrangers, qui font la loi. Ces criminels de guerre se financent grâce à l’argent des minerais. Des sociétés militaires privées travaillant pour des multinationales sont aussi responsables d’atrocités.

Les enfants paient un très lourd tribut à ce qu’on appelle les « minerais de sang »…

J’ai lu des dizaines de rapports d’ONG ou des Nations Unies sur ce sujet. Amnesty International évoque le chiffre de 40 000 enfants qui travailleraient dans la riche région minière du Katanga. Certains ont moins de 10 ans. Ils peuvent travailler toute la journée sans aucun cadre légal, et même la nuit, au milieu des poussières toxiques, sans protection, sans casque, sans masque ; ils ramassent parfois à la main le cobalt et le coltan, qui sont radioactifs.

Dans le Kivu, à l’est, il y a beaucoup de mines illégales. Les accidents mortels sont fréquents lorsque des galeries s’effondrent. On ne prend pas le temps de récupérer les corps, on rebouche le trou et on creuse plus loin.

« Les viols de masse sont utilisés comme arme de guerre, avec un niveau de cruauté tel que certains parlent de génocide. »

Les viols, dénoncés par le Dr Denis Mukwege, prix Nobel de la paix et auteur de l’avant-propos de votre livre, sont-ils toujours monnaie courante ?

Depuis 1999, il y a eu un déferlement de viols de femmes et de violences génitales, dont sont même victimes des bébés. Les viols de masse sont utilisés comme arme de guerre, avec un niveau de cruauté tel que certains parlent de génocide : les criminels détruisent l’appareil reproducteur des femmes pour les empêcher d’avoir des enfants ; ils détruisent ainsi les communautés, leur tissu social. Parfois perpétrés en public, devant les maris, les actes de viol sèment la terreur et la honte au sein des populations, ils sont un moyen de les faire fuir ou de leur enlever toute envie de résister. Ce qui permet aux groupes armés de s’approprier des territoires riches en minerais indispensables à l’industrie numérique.

Quel est l’impact de l’exploitation des minerais congolais sur l’environnement ?

Au Congo, à force de creuser de façon complètement chaotique, on se retrouve avec des paysages de désolation, y compris dans des réserves ou des parcs naturels. De nombreuses espèces animales sont en voie d’extinction : gorilles, bonobos, éléphants, rhinocéros, etc. Pour exploiter les minerais, on saccage la forêt congolaise, qui est le deuxième poumon du monde après l’Amazonie.

Des nappes phréatiques, des rivières, des lacs sont gorgés de métaux lourds, d’arsenic, de cyanure. Cette pollution de l’eau provoque des problèmes d’infertilité, des malformations congénitales. Par ailleurs, les terres exploitées par les mines deviennent incultivables. Et aujourd’hui, plus d’un quart de la population de RDC est en situation de malnutrition aigüe ou de quasi-famine.

« Aujourd’hui, toutes les multinationales se servent au Congo. La Chine se sert, l’Europe se sert, les États-Unis, le Canada, l’Afrique du Sud aussi. »

Quelle est la responsabilité de multinationales comme Apple, Microsoft ou Tesla dans cette exploitation meurtrière des minerais congolais ?

Les Gafam (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft), la « big tech » et tout le secteur du numérique en général se doivent de prouver qu’ils ne se fournissent pas en minerais de sang. Mais, quand on sait que le dernier iPhone 16 contient du cobalt et du coltan du Congo… Aujourd’hui, toutes les multinationales se servent au Congo. La Chine se sert, l’Europe se sert, les États-Unis, le Canada, l’Afrique du Sud aussi. Personne n’a intérêt à montrer que cette course technologique depuis un quart de siècle repose sur un crime permanent, sur une accumulation de violations.

Vous montrez que cette guerre des métaux est le prolongement d’une histoire du capitalisme née il y a cinq siècles. Pouvez-vous nous en dire plus ?

La mondialisation, qui a mis en relation l’Europe, l’Afrique et les Amériques, s’est construite sur la traite négrière, la mise en esclavage des Noirs et le commerce triangulaire. Tout cela a permis d’accumuler en Europe d’immenses richesses. Or, une grande partie des esclaves déportés vers les Amériques ont été arrachés à l’Afrique centrale, dont l’actuelle RDC fait partie.

En 1885, les puissances coloniales européennes se sont réparti entre elles le continent africain. Le roi de Belgique Léopold II a hérité de l’immense Congo. Il a mis en place un système meurtrier et barbare pour exploiter le caoutchouc (matière première des pneus) qui a alimenté l’industrie naissante de l’automobile. Il n’hésitait pas à faire couper les mains des Congolais jugés insuffisamment productifs. Aujourd’hui, ce n’est plus le caoutchouc mais le cobalt, indispensable aux batteries électriques, qui nourrit les exactions.

« En invisibilisant la guerre [en RDC], on évite de critiquer les conditions de production de ces métaux du numérique. »

La guerre en RDC, toujours en cours, a fait plusieurs millions de morts. Pourquoi en parle-t-on si peu ?

C’est en effet le pire conflit depuis la Seconde Guerre mondiale. Il y a sans doute une forme de banalisation face à un conflit qui n’en finit pas. Et aussi peut-être une forme de racisme sous-jacent, sur le thème « en Afrique, les gens s’entretuent, ça a toujours été comme ça ». De plus, au Congo, il est difficile d’enquêter, les journalistes sont réprimés ou intimidés, ils subissent des pressions. Des enquêteurs de l’ONU y ont été assassinés.

Par ailleurs, en invisibilisant la guerre, on évite de critiquer les conditions de production de ces métaux du numérique. L’histoire du numérique n’a que vingt-cinq ans, c’est pourquoi je ne suis pas fataliste : je pense que les choses peuvent changer. Mais il faut informer, montrer que cette industrie n’a rien d’immatériel. Le dernier iPhone 16 contient une soixantaine de métaux : deux fois plus que les téléphones à clapet des années 1990.

Que pouvons-nous faire pour ne plus être complices de ce massacre silencieux ?

Nous devons nous interroger sur notre confort technologique, sur notre rapport aux écrans, aux appareils connectés. Les choix technologiques sont des choix de société, des choix politiques qui concernent tout le monde. Il faut donc les mettre en débat. Qu’on soit dans une association, une administration, une entreprise, ces questions doivent être posées : comment les équipements informatiques sont-ils fabriqués ? Sur quelles ressources reposent-ils ? Leur utilisation est-elle soutenable ? À quels besoins répondent-ils ? Quel est leur impact sanitaire ?

Je souhaite aussi interpeller nos élites, nos élus politiques. Je pense qu’il faut aller vers une technologie plus sobre, plus légère, sans doute moins performante, moins efficace. Au rythme actuel d’extraction des minerais, on aura épuisé d’ici trente ans toutes les ressources, comme l’explique Frédéric Bordage, expert en sobriété numérique. Demain, l’intelligence artificielle, pour laquelle nous n’avons pas été consultés, va faire exploser la demande en énergie et en eau, notamment à cause des data centers. C’est une impasse.


À lire

"Barbarie numérique. Une autre histoire du monde connecté" De Fabien Lebrun. L’échappée, 2024, 427 p., 22 euros« Barbarie numérique. Une autre histoire du monde connecté »

De Fabien Lebrun. L’échappée, 2024, 427 p., 22 euros

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