Chercheur au CNRS et enseignant à l’Ecole des ponts, François-Mathieu Poupeau est sociologue et politiste, spécialiste des questions d’énergie et de gouvernance territoriale. Il commente, pour le Journal des Activités Sociales de l’énergie, les implications pour les collectivités locales de la loi sur la transition énergétique.
Quels sont aujourd’hui les pouvoirs des collectivités locales en matière de politique énergétique ?
Leur première compétence, qui remonte à la loi du 15 juin 1906, est d’être autorités concédantes des réseaux de distribution publique d’électricité et de gaz. A l’époque, ce sont les communes qui ont pris en charge cette responsabilité, soit par elles-mêmes, soit via des regroupements dont sont aujourd’hui héritiers les syndicats départementaux d’énergie. Depuis peu, les métropoles et les communautés urbaines les ont rejointes. Cette prérogative historique a toujours été maintenue, même après la nationalisation de l’énergie en 1946, qui créait deux monopoles, EDF et GDF, et donc imposait deux concessionnaires. Elle revient aujourd’hui sur le devant de la scène avec la libéralisation des marchés de l’énergie. On commence en effet à évoquer la possibilité d’ouvrir à la concurrence la distribution publique d’électricité et de gaz. A noter que les communes, métropoles et intercommunalités peuvent être également autorités concédantes des réseaux de chaleur. La seconde compétence concerne l’exploitation et la production d’énergies renouvelables. Elle est assurée par les communes, intercommunalités, départements et régions. Troisième compétence, également partagée entre ces quatre niveaux : la maîtrise de la demande d’énergie. On peut mentionner enfin les compétences liées à la lutte contre le réchauffement climatique, à savoir l’obligation pour les communes et groupements de communes de plus de 50 000 habitants, les départements et les régions d’établir des Plans Climat Energie Territoriaux (PCET) et, pour les régions, d’élaborer des Schémas Régionaux Climat Air Energie (SRCAE), en lien étroit avec les services déconcentrés de l’Etat. Bref, dans l’énergie comme dans beaucoup de domaines d’action publique, on est en face d’une sorte de « millefeuille » politico-administratif.
Est-ce que l’on observe des différences importantes entre les politiques régionales en matière de climat/énergie ?
Il faut bien voir que les marges de manœuvre des régions sont cadrées par l’Etat. La politique énergétique en France reste un domaine très centralisé, dans lequel la tradition jacobine est toujours de mise, contrairement à un pays comme l’Allemagne où les collectivités locales ont bien plus de pouvoirs en la matière. Cette caractéristique forte saute aux yeux quand on analyse les SRCAE. Certains conseils régionaux auraient souhaité discuter du mix énergétique, en particulier de la part du nucléaire, mais ils se sont heurtés à une fin de non-recevoir de la part l’Etat. Ceci dit, les régions ont disposé d’une certaine latitude d’action lors de l’élaboration de ces schémas. Certaines ont beaucoup insisté sur le développement de la production d’énergies renouvelables, d’autres ont préféré encourager les actions en matière d’efficacité énergétique, de rénovation thermique ou de maîtrise de la demande d’énergie.
La loi sur la transition énergétique en discussion au parlement est-elle une nouvelle étape de la décentralisation énergétique ?
Il faudra attendre l’adoption du texte définitif pour le savoir, mais le projet de loi gouvernemental et le contenu des discussions parlementaires laissent à penser que les progrès en matière de décentralisation resteront limités. On peut prendre pour point de comparaison ce qu’avait proposé le groupe de travail « gouvernance » lors du débat national sur la transition énergétique. A cette occasion, plusieurs associations d’élus avaient formulé des propositions audacieuses pour aller vers plus de décentralisation, par exemple en donnant davantage de pouvoirs aux collectivités locales pour gérer les réseaux de distribution d’énergie, y compris en créant des régies. La gestion des réseaux d’énergie est une question cruciale dans la perspective du développement des énergies renouvelables et de l’électromobilité, lesquelles nécessiteront de repenser l’organisation du réseau électrique pour le rendre moins centralisé. ErDF souligne à juste titre que la transition énergétique va induire davantage d’infrastructures de transport et surtout de distribution. Le cas vaut aussi pour le gaz. Et les collectivités locales auront leur rôle à jouer sur ces réseaux dits « intelligents » (smart grids). Pour revenir à la loi sur la transition énergétique, on peut dire qu’elle est très en-deçà de ce qui avait été proposé lors du débat national. Les compétences locales sont, certes, renforcées à travers plusieurs dispositions, relatives notamment aux aspects climat énergie ou maîtrise de la demande d’énergie, mais la loi à venir ne va pas marquer un tournant majeur en matière de décentralisation de la politique énergétique. L’Etat voit surtout dans les collectivités locales des relais pour mettre en œuvre la transition énergétique, mais sans leur déléguer des compétences réellement accrues.
Cette décentralisation de la politique énergétique vous paraît-elle souhaitable ?
Oui, pour des raisons démocratiques notamment. Je pense qu’une plus grande décentralisation permettrait de faire réfléchir élus et citoyens à leur rapport à l’énergie, alors qu’ils étaient jusque-là assez passifs sur cette question. Les monopoles étatiques EDF et GDF ont eu beaucoup de vertus, comme celle de moderniser le pays et de favoriser la solidarité territoriale, mais ils ont aussi eu le défaut de contribuer à déposséder les citoyens de la prise de décision en matière énergétique. Jouer le jeu d’une plus grande décentralisation favoriserait, selon moi, une réappropriation citoyenne des questions d’énergie, à condition que les collectivités locales et les consommateurs aient notamment un meilleur accès aux données locales de consommation. Donner davantage de compétences aux collectivités locales permettrait aussi de favoriser le dynamisme de certains territoires, en incitant les acteurs locaux à développer des actions innovantes en matière de production décentralisée ou de gestion de l’énergie dans des circuits courts.
Comment maintenir, avec une telle décentralisation, l’égalité entre usagers de l’énergie sur le territoire national ?
Il faut clairement des garde-fous. Il y a un risque non négligeable de voir apparaître une fracture électrique entre espaces urbanisés et campagnes, comme il existe aujourd’hui une fracture numérique entre territoires. C’est un argument sur lequel insiste beaucoup la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies, qui se méfie d’une trop forte décentralisation car elle craint qu’elle ne conduise à remettre en question les formes actuelles de péréquation des tarifs et des investissements. Je plaide pour donner davantage de capacités d’action aux villes, parce que c’est dans les territoires urbains que va se jouer en grande partie la transition énergétique, mais à condition de ne pas oublier les territoires ruraux, qui ont d’autres problématiques en matière d’énergie et au-delà, par exemple sur les questions de maintien de l’emploi. La décentralisation énergétique ne doit pas se faire au détriment de la solidarité entre les territoires.
Quelles sont les collectivités locales qui se lancent aujourd’hui dans la production d’énergies renouvelables ?
Surtout des intercommunalités, et parfois des syndicats départementaux d’énergie, comme en Vendée, avec la mise en place d’une régie de production de l’éolien, ou en région parisienne, à travers l’action du Syndicat Intercommunal de la Périphérie de Paris pour l’Electricité et les Réseaux de Communication (Sippérec), qui développe des projets de géothermie et de photovoltaïque. Les régions peuvent aussi avoir des politiques en la matière, mais plutôt incitatives, en aidant des communes, des intercommunalités ou des acteurs privés à développer les énergies renouvelables.
Quels sont les obstacles que rencontrent les collectivités locales pour mettre en œuvre leurs politiques énergétiques ?
Ils sont de deux ordres et somme toute assez classiques : les marges de manœuvre budgétaires et l’expertise interne. Il faut se garder d’une vision strictement juridique de la décentralisation énergétique. Il ne suffit pas de transférer des compétences aux collectivités locales. Encore faut-il que celles-ci soient en mesure de les exercer concrètement. Les contraintes budgétaires croissantes pesant sur les collectivités locales les obligent à faire des choix entre les questions de climat/énergie et leurs autres domaines d’intervention. C’est ce qui conduit certains élus à ne mettre en place que ce qui leur est légalement imposé, comme de se doter d’un PCET, ou de développer une expertise interne sur le contrôle des concessions, dans la perspective d’une éventuelle ouverture de ce segment d’activité à la concurrence. Pour mener une politique énergétique locale ambitieuse, il faut aussi avoir dans les administrations des collectivités locales les compétences techniques, économiques et juridiques nécessaires. De plus en plus de métropoles et d’intercommunalités ont créé des services énergie, ce qui est positif, mais il reste encore du chemin à parcourir.
Propos recueillis par Nicolas Chevassus