Président d’honneur de Saint-Gobain, compagnie dont il a été PDG de 1986 à 2007, spécialiste des questions d’énergie, Jean-Louis Beffa est l’auteur de Les clés de la puissance paru aux éditions du Seuil.
Est-ce que l’effondrement du cours du pétrole auquel on assiste depuis un an change les paramètres de la transition énergétique ?
La vraie question est de savoir si cette baisse des cours est, ou non, durable. Les avis sont à ce sujet contradictoires, mais tout le monde s’accorde à penser que la baisse procède de facteurs politiques. Depuis une dizaine d’années, l’Arabie saoudite contrôlait sa production pour orienter les cours à la hausse. Ce n’est plus le cas, et cela a au moins deux conséquences structurelles importantes : les sociétés pétrolières vont ralentir leurs investissements, en particulier dans le domaine de l’huile de schiste ; et plusieurs pays particulièrement dépendant des ressources pétrolières, comme la Russie ou le Venezuela, vont se trouver en difficulté pour équilibrer leur budget. Cela dit, je ne suis pas persuadé que cette chute brutale des cours du pétrole vienne changer fondamentalement les plans des entreprises. C’est plus un phénomène cyclique, comme les cours du pétrole en ont souvent connus, qu’une tendance lourde. Cela ne change rien à la nécessité d’économiser l’énergie, d’autant plus que le progrès technologique permet aujourd’hui de déconnecter la croissance de l’économie nationale de celle de la consommation énergétique en limitant celle-ci.
En matière de transition énergétique, existe-t-il des modèles nationaux ?
Indiscutablement, parce que chaque pays ne part pas avec les mêmes atouts. L’Allemagne a des mines de lignite, la France a son parc électronucléaire, les États-Unis ont l’huile de schiste. Dès le départ, existent des différences structurelles, y compris au sein de l’Europe. C’est pourquoi, même s’il faut définir des règles du jeu entre les différents États de l’Union européenne, une politique énergétique reste fondamentalement nationale.
Quelle peut être, selon vous, la place d’une politique énergétique européenne ?
Sa première priorité doit être de développer les efforts technologiques communs. Il faut impérativement travailler à diminuer le coût du stockage de l’électricité. Si l’on pouvait stocker à un coût attrayant l’électricité, on pourrait considérablement progresser dans la transition énergétique. Un autre domaine où des efforts européens de recherche et développement seraient utiles est celui de la voiture électrique, et en particulier des piles. Il faut à ce sujet regretter que la France ne soit pas en avance. Les piles plus modernes sont japonaises ou coréennes, et c’est la firme américaine Tesla qui produit les voitures électriques les plus avancées. Une politique européenne, ou même franco-allemande, de l’énergie devrait commencer par de grands efforts de recherche dans ces deux domaines, alors qu’aujourd’hui, chaque État agit séparément.
Est-ce que vous voyez d’autres verrous technologiques à la transition énergétique ?
Il me semble que la France, qui est en avance en la matière, devrait travailler à la modernisation de ses centrales nucléaires. L’EPR lui-même a besoin d’être modernisé, il faut aussi arriver à des centrales de plus petite dimension, plus simples à construire. Je crains que l’on n’attache plus à ces programmes la priorité qui devrait être la leur. Je pense que l’énergie nucléaire, qui n’émet pas de CO2, a un avenir à l’échelle mondiale. Bien gérée (et la France a pour elle une Autorité de Sûreté du Nucléaire extrêmement efficace et rigoureuse), elle est tout à fait compétitive, y compris face aux énergies renouvelables.
Quels seraient pour vous les autres volets d’une politique européenne de l’énergie ?
Un second volet possible d’une politique européenne serait une stratégie d’interconnexion des réseaux électriques. Malheureusement, des efforts en la matière, comme entre la France et l’Espagne, ont été ralentis par les pressions écologistes. Un troisième volet pourrait être une plus grande solidarité entre pays européens dans le domaine du gaz, vues les incertitudes politiques actuelles sur la Russie, qui est le principal fournisseur de l’Union européenne. Aujourd’hui, chaque Etat mène sa propre politique et il serait bon de mutualiser ces risques. Enfin, il faudrait arrêter les distorsions que l’on a connues dans le passé dans le domaine des soutiens publics aux énergies renouvelables. L’Allemagne a en particulier eu une politique de soutien trop active, qui a conduit à des surinvestissements. Mais encore une fois, chaque pays a ses spécificités. Comme disent les Allemands, nous pouvons nous permettre de payer notre énergie beaucoup plus cher que les Français car les Français payent leur logement beaucoup plus cher que les Allemands. Mais il y a aussi des principes très différents de l’action publique : la France avantage les particuliers plutôt que les entreprises. C’est particulièrement vrai dans les tarifs de l’électricité. C’est un aspect qu’il faudrait, à terme harmoniser.
Quelle appréciation portez-vous sur la transition énergétique allemande, marquée par la sortie du nucléaire et le développement à marche forcée des énergies renouvelables ?
Je pense qu’elle est extrêmement coûteuse, et qu’elle ne relève pas d’une logique économique, mais idéologique et politique. Cela donnera au total une énergie allemande plus coûteuse, que les Allemands souhaitent obtenir de manière à être à la fois plus indépendant du gaz russe et à plus écologiste.
Cependant, le développement des centrales à lignite en Allemagne augmente les émissions de gaz à effet de serre.
C’est vrai. Au fond, la politique allemande de transition énergétique procède de l’histoire du pays, qui n’a jamais renoncé, contrairement à la France, à l’exploitation des ressources du sous-sol en charbon et lignite malgré leur coût élevé pour des raisons sociales et régionales. En France, les nombreux salariés des centrales défendent l’électronucléaire. En Allemagne, les mineurs en font exactement de même avec la lignite. Je trouve tout à fait normal qu’une politique de transition énergétique tienne compte de ces forces sociales.
Que devrait selon vous faire la France en matière d’énergies renouvelables ?
Il y a des énergies renouvelables qui peuvent être développées à faible coût, car elles sont technologiquement au point : je pense au géothermique, à l’énergie de la biomasse, aux possibilités d’hydro-électricité qui restent inexploitées, en particulier sur le Rhône. Le problème est le barrage idéologique qu’y opposent aujourd’hui les mouvements écologistes, qui préfèrent des solutions beaucoup plus coûteuses, comme l’éolien en mer. Au final, c’est le citoyen qui paye, par la taxe supplémentaire sur le coût du kWh. Cette taxe ne cesse de croître. Peut-être va-t-elle bientôt dépasser le coût de revient du kWh ? C’est là le coût de la distorsion induit par l’idéologie écologiste par rapport à la logique économique.
Que pensez-vous de la politique publique française de soutien aux énergies renouvelables ?
Je pense que la France a mal commencé, puis a redressé la barre. Au total, moins de bêtises ont été faites qu’en Allemagne. Le prix très élevé du rachat du kWh du photovoltaïque, au début, était une erreur qui a coûté très cher. Elle a été corrigée depuis. L’Allemagne a maintenu cette politique très coûteuse, peut-être parce que la santé économique de ce pays lui permet de se la payer.
Quelle serait selon vous une bonne politique publique française en matière de transition énergétique ?
Il faut, vus notre histoire et les investissements consentis dans le passé, un mix électrique comprenant largement plus de 50 % de nucléaire. De ce point de vue, je trouve qu’arrêter aujourd’hui une centrale qui fonctionne dans des conditions de sécurité satisfaisantes, comme Fessenheim, pour des raisons politiques est aberrant. Je ne vois ni la logique économique, ni la nécessité de faire payer aux Français, qui ont déjà tant de choses à payer, l’arrêt de cette centrale, et plus généralement de l’objectif de réduire de 75 à 50 % la part de l’électronucléaire dans le parc français, que pose le projet de loi sur la transition énergétique.
Quels sont vos autres commentaires sur ce projet de loi ?
Il y a des choses bonnes, comme dans le domaine des économies d’énergie, de l’isolation du bâtiment, en particulier ancien. Pour d’autres, en particulier sur le nucléaire, le projet de loi obéit à des compromis boiteux et très idéologiques. Mais, sur ces problèmes délicats, j’observe que les formulations sont suffisamment ambiguës pour que le réalisme puisse s’y insérer le moment de l’action venu
Quelle doivent être les parts respectives de l’effort d’économie d’énergie et de décarbonations de la production énergétique ?
A condition de ne pas fermer les centrales nucléaires, je trouve que la France a déjà une production électrique largement décarbonée. C’est sur le pétrole qu’il faut aller plus loin, en particulier dans le domaine des transports. C’est pourquoi la voiture électrique, ou hybride, est un enjeu important. J’observe que la capacité technologique de faire baisser le prix des batteries devrait permettre d’aller plus vite dans le développement des flottes de véhicules électriques, qui permettra de résoudre les problèmes de pollution urbaine qui sont dus au vieux parc de véhicules diesel.
Quels secteurs industriels seront les plus affectés par la transition énergétique ?
Il y a d’abord tout le domaine des économies d’énergie, en particulier l’isolation. Ensuite la production et la distribution d’énergie. En la matière, la France a la chance, par rapport à l’Allemagne, d’avoir de grands groupes d’envergure mondiale. Ce n’est pas si souvent que la France peut se targuer d’être devant l’Allemagne en matière d’industrie. Je crois que la transition énergétique illustre le fait que l’économie mondialisée n’est plus une bataille entre entreprises, avec des règles du jeu comparables sur la planète, mais entre pays, à partir de champions nationaux. Dans le domaine de l’énergie, la France en possède au moins deux EDF et GDF/Suez, qui sont de très grandes entreprises qui réussissent bien mieux que leurs homologues allemands, en pleine crise. Il faut y ajouter Total. Et il faudrait arriver à sauver le quatrième, qui est Areva. Le vrai problème français, dans l’énergie, est une politique de soutien et de développement d’Areva et donc du nucléaire.