Inversion des normes, négociations d’entreprise, fin du CDI, régimes spéciaux, financement de la protection sociale… L’ancien inspecteur du travail décrypte la « réforme » du droit du travail.
Quel est selon vous l’esprit de la nouvelle loi travail que souhaite imposer le gouvernement ?
Ces ordonnances concernant le droit du travail visent à faire travailler plus les salariés, pour moins cher, à augmenter les marges des entreprises et à faciliter les licenciements. Elles vont affaiblir l’état de droit au sein des entreprises, ce que l’on appelle l’ordre public social, et à soumettre les salariés aux desiderata de leurs employeurs dans les entreprises quelles que soient leurs tailles, et ce au détriment de la branche et de la loi.
Il faut rappeler que le contrat de travail implique un rapport de subordination juridique permanent entre le salarié et celui qui l’emploie. Le code du travail est la contrepartie de cette subordination, il relève des droits de l’homme et de la femme au travail. Il s’agit d’un droit universel qui ne peut être morcelé « boutique par boutique ». À l’origine, le droit du travail a pour vocation de s’opposer aux appétits démesurés des patrons d’entreprise. En 1906, lors de la catastrophe de Courrières, quand un coup de grisou a fait 1 099 morts dans une mine de charbon, le patron a refusé de faire rechercher les survivants et a ordonné la reprise du travail dès le lendemain. Or quelques jours plus tard, une dizaine de rescapés seront retrouvés. À ce moment, l’indignation est telle que le ministère du Travail est créé, séparé du ministère de l’Économie, afin de résister à des patrons de ce type. Le code du travail naît en 1910, il est donc une résistance légale, morale, juridique, politique, humaine à ce qu’exigent les entreprises.
Quand François Hollande a déclaré : « Nous allons adapter le droit du travail aux besoins des entreprises », il a lancé une contre-révolution, puisque que cela faisait plus d’un siècle que l’on adaptait les droits des entreprises aux droits des humains.
Quid de l’inversion de la hiérarchie des normes ?
Le mieux est de vous donner un exemple. Quand j’étais inspecteur du travail, j’ai eu l’occasion de côtoyer trois entreprises de la branche de l’habillement, dans mon secteur du 3e arrondissement parisien. La première, située rue Saint-Martin, employait 40 salariés, essentiellement des femmes, qui travaillaient en batterie, dix par rangée avec une contremaître sur une estrade pour les surveiller, elles n’avaient pas le droit de parler, pour faire pipi il leur fallait lever le doigt, et il n’y avait ni syndicat ni délégué du personnel. Quand, après le passage de la loi El Khomri, la négociation a remplacé la loi pour la fixation du taux de majoration des heures supplémentaires, le patron est monté sur l’estrade et a annoncé aux ouvrières : « Le taux de majoration des heures supplémentaires va passer de + 25 % à + 10 %. Y a-t-il quelqu’un qui est contre ? » Toutes les filles ont baissé la tête et aucune n’a moufté. Dans leur tête, elles faisaient le calcul : combien allaient-elles perdre ou plutôt combien d’heures en plus allaient-elles devoir faire pour garder le même salaire ? Le patron n’a plus alors eu qu’à rédiger un papier pour la Direccte sur lequel il indiquait qu’après négociation la majoration des heures supplémentaires dans son entreprise passait de 25 % à 10 %. Voici ce que signifie concrètement le renversement de la hiérarchie des normes.
Dans la deuxième entreprise, rue Meslay, le patron était beaucoup plus sympa, il décide de maintenir la majoration des heures supplémentaires à 25 % même s’il pouvait la baisser. Hélas, son banquier n’était pas d’accord, il lui a dit que son taux de marge était trop faible et que son voisin faisait une meilleure marge que lui, et qu’il ne pourra lui fournir de la trésorerie que s’il s’aide lui-même, c’est-à-dire s’il baisse la rémunération des heures supplémentaires… Avant la loi El Khomri, le patron pouvait répondre au banquier : « Je ne peux pas, la loi me l’interdit. » Maintenant ce n’est plus le cas, donc le patron est obligé d’expliquer à ses salariés que s’il ne baisse pas leur rémunération, l’entreprise va fermer car le banquier ne l’aidera pas à franchir un cap difficile.
Reste la troisième entreprise, située rue Notre-Dame-de-Nazareth. Dans ce cas, c’est simple, il y a 15 salariés et le patron est un voyou, il prend des gens qu’il paie très mal, et ne s’intéresse même pas à la loi, comme beaucoup de dirigeants d’entreprises de cette taille et de ce secteur. Là c’est le comptable qui va venir voir le patron en lui signalant que les nouvelles dispositions prévoient que les heures supplémentaires peuvent être majorées ou compensées. Ils discutent tous les deux et conviennent qu’en compensation des heures supplémentaires les ouvriers recevront deux blousons (fabriqués par l’entreprise) à la fin du mois. Cet exemple montre comment l’absence de loi permet le dumping social entre entreprises voisines !
Les syndicats ne peuvent-ils pas contrer cet écueil ?
Seulement 3 % des entreprises en France ont plus de 50 salariés. Donc, ce que je viens de décrire s’appliquera dans 97 % des entreprises. Pour les 3 % d’entreprises ayant plus de 50 salariés et donc la possibilité d’avoir un délégué syndical, voire un CE et un CHSCT (une instance menacée de disparition par les ordonnances Macron), eh bien, il y a plus de la moitié qui n’ont pas de délégués syndicaux. Donc il ne reste que 1 à 1,5 % d’entreprises concernées par votre question.
Dans ces grandes entreprises, il y a en général plusieurs syndicats, donc le patron peut encourager la division syndicale et puisqu’il n’est plus encadré par la loi, il peut tenter de convaincre l’un des syndicats dont il est proche, même s’il n’est pas majoritaire, et tenter de faire valider ensuite l’ »accord » par un référendum d’entreprise. Et même si théoriquement cet accord ne devrait pas obtenir de majorité, eh bien, dans la réalité, c’est plus compliqué : contrairement aux élections syndicales qui se déroulent en deux tours et nécessitent un quorum de 50 %, il n’en est rien pour le référendum. Il suffit d’organiser ce dernier à un moment où les salariés sont peu enclins à se déplacer et le résultat de la consultation sera validé, même si seulement 10 % des salariés ont voté !
La suppression des cotisations sociales va faire apparaître une augmentation du salaire net…
C’est une véritable contre-révolution sociale par rapport au système né du Conseil national de la Résistance. Il s’agit du plus grand hold-up de ce siècle visant la protection sociale qui, en France, est liée au contrat de travail et donc au salaire. Dans notre pays comme en Allemagne nous sommes régis par ce système bismarckien, qui s’oppose à celui de Beveridge, en vigueur dans les pays anglo-saxons, qui fait porter le financement de la protection sociale uniquement sur l’impôt et offre une couverture beaucoup plus faible.
Quand on a voulu abolir l’esclavage, l’argument qui a convaincu les propriétaires terriens a été le suivant : « Les esclaves coûtent cher : vous devez les nourrir et les loger quand ils sont bébé et qu’ils ne travaillent pas encore, quand ils sont malades, quand ils sont vieux… alors que si vous en faites des salariés, vous les payerez à la tâche et ils se débrouilleront avec l’argent que vous leur donnerez ! »
Aujourd’hui, les nouveaux « tâcherons » sont ceux qui travaillent pour Uber, les auto-entrepreneurs qui travaillent pour les plateformes, etc. Le but de ce qui se prépare pour janvier 2018, c’est de supprimer le salaire brut, c’est-à-dire toute la protection sociale qui sert à combler les aléas de la vie et qui a été conquise par les salariés depuis l’abolition de l’esclavage. Les gens ne se rendent pas compte de ce qu’ils sont en train de perdre. Ils ne voient que les quelques dizaines d’euros supplémentaires qui vont s’afficher au bas de leur fiche de paie alors que d’un autre côté on leur supprime des centaines d’euros de salaire différé. De plus, avec le financement par l’impôt (CSG), le patronat, les rentiers, la banque, les actionnaires ne paieront plus la protection sociale en même temps que le salaire comme c’était le cas en France depuis 1945… Et ce qu’il est important de souligner, c’est que pour l’instant les cotisations sociales sont préaffectées : sur la feuille de paye, il y a une ligne et un pourcentage correspondant à la maladie, au chômage, à la retraite, etc. Dans le nouveau système, financé par la CSG, l’argent sera affecté à la discrétion des pouvoirs publics. Ce sont 450 milliards d’euros qui sont en jeu.
Les régimes spéciaux sont-ils eux aussi menacés ?
Il faut lier cette question à celle de la pénibilité. Désormais le port de charge, le bruit et les postures dans le travail sont exclus des critères de pénibilité, il s’agit d’un recul considérable mais qui était prévisible. Personnellement, j’étais opposé à l’instauration de ces critères de pénibilité car je pensais qu’il fallait non pas les individualiser mais conserver les accords par branche, c’est-à-dire des conventions collectives particulières qui permettaient par exemple de partir à la retraite plus tôt pour des salariés qui exerçaient un métier pénible. Ainsi l’on n’avait pas à « trier » et à faire un relevé pour chaque salarié, ce qui est complexe et relève d’une véritable usine à gaz.
Les régimes spéciaux concernent des branches où la pénibilité affecte la majorité des salariés… Je déteste cette expression. Ce n’est pas un « régime spécial », c’est une convention collective, négociée. C’était normal par exemple que les instituteurs partent à la retraite 55 ans, que les éboueurs, dont l’espérance de vie moyenne est de 58 ans, puissent partir à 50 ans…
La nouvelle loi qui sera présentée par le gouvernement en septembre pourrait modifier la nature même des contrats de travail. On parle de la disparition du CDI.
Plus exactement, avec le contrat de projet, le nouveau gouvernement est en train de réinventer ce qui existait déjà sous le nom de CDI de mission, de chantier ou de tâche. Ces contrats ne sont pas vraiment des CDI… Ils sont encore moins protecteurs qu’un CDD, encadré par la loi, doté d’une prime de fin de contrat, limité par la loi à trois successifs sur une durée maximum de 18 mois. Au moins, avec un CDD, le salarié était assuré d’avoir un travail pour une période fixée à l’avance. Dans le cas du contrat de projet, c’est le patron qui décide, plus ou moins arbitrairement, de la fin du contrat. Et il n’y a ni prime de précarité, ni obligation de reclassement. Plus rien n’oblige l’employeur à donner un motif au licenciement puisque c’est lui qui décide de la fin de la mission. Il peut même employer un autre salarié pour l’achever si le premier ne le satisfait pas totalement…
Avec un tel affaiblissement du droit, il n’y a plus besoin de prud’hommes ?
Cette instance est déjà affaiblie par le fait que ses membres ne seront plus élus par les salariés, ce qui ouvre la voie à une « bureaucratisation ». De plus, les prud’hommes sont rendus moins accessibles aux salariés du fait d’une série de réglementations nouvelles. Arrive maintenant cette affaire de barème. Il faut savoir que dans toutes les procédures de justice il existe déjà des barèmes indicatifs, mais c’est à l’appréciation du juge, qui les ajuste au mieux en fonction du préjudice de la victime. La nouvelle loi permet des « peines plafond » pour les patrons délinquants.
Est-ce que cette « réforme » du code du travail peut réduire le chômage ?
En aucun cas ! Pour réduire le chômage, il faut plus de droit du travail, plus de contrôles et plus de règles. Par exemple en France, on estime à un milliard le nombre d’heures supplémentaires, soit l’équivalent de 600 000 emplois, qui ne sont pas payées. J’ai vu le cas d’une entreprise de nettoyage qui avait une double comptabilité des horaires de ses salariés. Suite à la découverte de cette fraude, outre l’amende, le patron a dû embaucher 45 personnes, rien que pour maintenir ses chantiers et se conformer à la loi ! Pour réduire le chômage, il faudrait donc doubler le corps de l’inspection du travail.
Quelles marges de manœuvre les citoyens ont-ils pour se mobiliser contre ces reculs sociaux ?
Le gouvernement essaye d’aller vite pour prendre de court la mobilisation sociale en usant des méthodes institutionnelles les plus brutales et les plus rapides pour arriver à ses fins. Cela dit, tout ne sera pas terminé le 20 septembre avec l’adoption des ordonnances. Nous avons encore six mois pour agir avant que celles-ci soient ratifiées.
Pour ce qui est de la mobilisation, en 2016 il y a eu 14 manifestations contre la loi El Khomri. Avec trois millions et demi de personnes dans la rue, et 80 % de l’opinion publique contre elle, la loi est passée quand même… C’est vrai que tant que les gens sont dans les rues ou sur les places publiques, les entreprises continuent à tourner et les patrons à faire du chiffre. Ce qui les embêterait vraiment ce serait que les usines soient bloquées. C’est donc peut être vers la grève qu’il faudrait s’orienter. Historiquement c’est toujours cela qui a porté ses fruits.
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