Alors que se déroulent ce week-end au village vacances CCAS du Cap d’Agde les finales de la 19e édition des Rencontres nationales et internationales d’échecs, profitons-en pour nous replonger dans l’histoire de ce jeu, qui reflète parfois celle des hommes. Connotations symboliques, mœurs, rapports de force : du Moyen Âge à nos jours, les échecs offrent un témoignage sur les mutations du monde.
Les échecs, selon l’écrivain autrichien Stefan Zweig : « C’est une pensée qui ne mène à rien, une mathématique qui n’établit rien, un art qui ne laisse pas d’œuvre, une architecture sans matière. » Certes mais, dès lors, comment expliquer qu’une activité aussi abstraite ait traversé les époques et les cultures ?
L’histoire des échecs, c’est un récit de voyage et d’évolutions. A priori nés en Inde, transformés en Perse, ils sont introduits en Occident à la fin du Xe siècle sous l’influence de la civilisation arabe. De nombreuses fables et légendes vont alors circuler. Achille, Ulysse, le roi Salomon, Alexandre le Grand… d’illustres personnages sont mis en scène autour de la pratique. Ainsi, les échecs s’élèvent au rang de mythe et fascinent toutes les couches de la société médiévale.
Le jeu guerrier se mue en jeu de cour
De concert, les pièces évoluent pour épouser, dans leur connotation symbolique, l’idéal de l’État féodal. Pendant cent cinquante ans, les dénominations se transforment : le vizir devient la reine ; l’éléphant, l’évêque ou le fou ; le char, le « roc » puis la tour. Seul le roi et le pion sont conservés. En résumé, le nouvel échiquier représente la ville du Moyen Âge : « Les figurines sont les hommes de ce monde, qui ont une essence commune, occupant les charges et les emplois, et disposant des titres qui leur sont dévolus dans cette vie, réunis par une même destinée malgré leurs conditions respectives différentes », déclare le traité « Innocente Moralité« , relayé alors dans toutes les églises d’Europe.
C’est donc sous l’influence des ecclésiastiques, qui entreprennent par le biais des échecs une moralisation des mœurs (dictée par la volonté de pacifier le monde chrétien), que le jeu guerrier se mue en jeu de cour. Se détournant en partie de sa seule parenté avec l’art militaire, les échecs obtiennent une place respectable dans la culture aristocratique, à côté de la chasse et de la poésie. Pour les hommes bien nés, il sert même d’instruction civique et sa pratique se lie à l’exercice du pouvoir. Mais, sans véritables stratégies, les parties offrent une lecture allégorique du combat médiéval : avant toute mise en échec, on massacre les pions. Dans l’imaginaire collectif, les 64 cases transposent… la supériorité des élites. Les échecs s’imposent comme le « jeu des rois ».
Révolutions techniques et tactiques
Dans le courant du Moyen Âge, si le hasard et l’usage des dés sont progressivement abandonnés, les aspects techniques du jeu restent figés. Sa dimension symbolique supplante son aspect ludique : les parties sont lentes, parfois ennuyeuses. La Renaissance arrive à point nommé, et les échecs se dotent d’une marche plus rapide. On accroît la mobilité des pièces, notamment celle de la Reine, qui peut désormais traverser l’échiquier dans toutes les directions. À son image, les échecs deviennent plus dynamiques, plus agressifs. Ces changements donnent au jeu ancestral un nouvel élan de popularité : le nombre de pratiquants augmente, les premiers grands tournois s’organisent au XVIe siècle, tandis que certains joueurs se professionnalisent.
Une nouvelle démocratisation du jeu donc, suivie deux siècles plus tard par un bouleversement de sa valeur symbolique. En déclarant que « les pions sont l’âme des échecs », le grand joueur français François-André Danican Philidor révolutionne la discipline. C’en est terminé des pièces négligées, livrées en pâture… Ce qui prime, dorénavant, c’est la subtile combinaison ! Le jeu moderne, rationalisé, se met en place ; l’univers des échecs se structure et s’enrichit de littérature (traités, revues, chroniques). Avec l’avènement du déroulement tactique, les maîtres gagnent en prestige et font la une des quotidiens. Dans la seconde moitié du XIXe siècle – qui ouvre l’ère des compétitions internationales –, le phénomène s’amplifie : plus que jamais, le roi des jeux est mis en lumière.
De l’internationalisation à l’Internationale !
La grande « fièvre des échecs » apparaît véritablement au XXe siècle, avec concomitamment, la création de la Fédération internationale des échecs (Fide) et l’émergence de l’ »école soviétique » dans les années 1920. L’échiquier recouvre une connotation imminemment politique : ses champions incarnent et confrontent des valeurs. Les dirigeants communistes, qui veulent faire de la culture un bien commun, mènent alors une campagne de popularisation du jeu. Le régime soviétique finance sa pratique dans les maisons de la culture, les bibliothèques, les écoles et les usines. Rapidement, tant au niveau professionnel qu’au niveau amateur, la Russie tient le spectre des échecs : dans la saisie des masses, dans l’attitude créatrice, dans la domination de la scène internationale. Par le roi des jeux, Moscou entend prouver sa supériorité.
Cette nouvelle portée des échecs culmine pendant la guerre froide, au travers des affrontements entre les champions, très médiatisés, des deux blocs. En 1972, la capitale islandaise, Reykjavik, retient l’attention du monde entier : l’Américain Robert (Bobby) Fischer y défie le champion du monde, le Soviétique Boris Spassky. Le « match du siècle », saturé de déstabilisations et de tractations, se termine à la vingt et unième partie, par un abandon du Russe. Washington triomphe… Mais cette victoire n’est qu’un coup d’épingle dans le panthéon des échecs : de la Révolution d’Octobre à l’éclatement de l’URSS, sur les onze champions du monde, sept étaient soviétiques.
Faut-il voir dans la fin de la guerre froide le terme de la géopolitique par l’échiquier ? Pas certain, car les rapports de forces, moins sensationnels, persistent et semblent consacrer deux nouvelles puissances échiquéennes : en 2011, la championne du monde était chinoise, le champion du monde, indien.
Le damier prend un sacré coup de jeune
On les croyait sur le déclin et de nouveau ils règnent en maître. Comment les échecs sont-ils redevenus résolument à la mode ? En réalité, grâce à plusieurs phénomènes, qui semblent avoir conjugué leurs effets.
Le plus important, du moins le plus récent : le succès de la mini-série Netflix « Le Jeu de la dame », sortie en 2020 et visionnée par 62 millions d’abonnés de la plateforme. Dans les dix jours qui ont suivi son arrivée, les recherches de jeux d’échecs ont augmenté de 273 % sur le site d’enchères eBay, rapportait alors le quotidien britannique The Independent.
Aussi, depuis plusieurs années, l’échiquier trouve un nouveau souffle dans l’ère du jeu en ligne, poussé par des serveurs internet d’échecs comme Chess.com et galvanisé par des plateformes de streaming vidéo en direct comme Twitch. Mais le premier confinement aura été l’occasion d’une percée spectaculaire : les tournois et cours en ligne se sont multipliés, fédérant plus de 50 millions de joueurs durant la période, d’après Europe 1.
Y compris dans les clubs, l’arrivée massive de joueurs bouscule le vieux jeu : sur les 60 000 membres que compte la Fédération française des échecs (FFE), 40 000 ont moins de 20 ans.
Ils et elles y étaient : témoignages
Je suis soulagé que le tournoi ait eu lieu cette année, j’avais peur qu’il s’arrête à cause du Covid. Je viens ici depuis la création de CapÉchecs, en 1994. L’été, j’anime des clubs échecs dans les centres où je suis affecté. En vacances, je ne perds jamais, tandis qu’ici, je suis dans une petite moyenne ! (…) Les échecs, c’est infini : on joue contre des joueurs de même niveau, vouson se bat, on progresse, puis on change de catégorie… et on se retrouve à nouveau face à des joueurs de même niveau !
Pierre Aliphat, retraité CMCAS Seine-et-Marne
Habituellement, je ne joue pas vraiment aux échecs ; mais ici, je suis prise par l’ambiance, et qu’est-ce que j’en mange ! Je viens depuis une dizaine d’années : c’est mon mari, passionné d’échecs, qui m’y a entraînée. Le soir, nous parlons des parties que nous avons jouées dans la journée. J’espère que CapÉchecs va durer. Mais je pense qu’on mériterait à démocratiser ce tournoi, pour que d’autres personnes viennent y découvrir les échecs.
Yasmina Aliphat, agente en invalidité, CMCAS Seine-et-Marne
J’ai commencé à venir à CapÉchecs il y a dix ans. Mon niveau étant moyen, cela me faisait peur. Je me suis dit : je viens deux jours ; mais quand j’ai vu qu’il y avait des compétitions pour tous les niveaux, je suis resté toute la semaine ! Ceci dit, je joue aux échecs pour le plaisir, pas pour la compétition. C’est pour cela que je suis inscrit dans la catégorie Fil rouge, la plus facile du tournoi. Dans la section échecs de la CMCAS Marseille, on travaille davantage la convivialité que la compétition.
Jacques Ferrier, retraité, responsable de la section échecs de la CMCAS Marseille
Nous nous sommes tous les trois connus en encadrant des colonies de vacances, en qualité d’animateur ou directeur. Et nous sommes devenus amis. Venir ici en tant que bénévoles pour tout installer et aider les arbitres, c’est donc une forme de continuité.
Jean-Loup Franitch, retraité CMCAS Dauphiné Pays-de-Rhône, bâtisseur historique de CapÉchecs
C’est très convivial, les joueurs sont des passionnés : c’est incroyable, ils n’arrêtent jamais de jouer ! Certains se retrouvent d’une année sur l’autre, cela crée des liens.
Bernard Agnan, retraité, CMCAS Pays-de-Savoie, bâtisseur historique de CapÉchecs
Les conditions d’hébergement et de restauration sont tellement agréables, les joueurs sont avenants et se respectent : même avec le masque, on sent qu’il y a le sourire !
Michel Rioland, retraité, CMCAS Paris, bâtisseur historique de CapÉchecs
J’ai appris à jouer il y a quatre ans, dans un centre de vacances de la CCAS. Et j’aime beaucoup ! Jouer aux échecs m’apporte de la joie et de la concentration. J’invente de nouvelles stratégies à chaque partie.
Loïs, 12 ans, originaire de Rougier, près de Marseille, en colo à CapÉchecs
Mon père m’a appris à jouer aux échecs quand j’avais quatre ans. Dans les centres de vacances, je jouais avec un animateur, Stéphane. Aujourd’hui, je suis inscrit dans un club. Les échecs m’apportent un moment de calme et de sérénité.
Sacha, 13 ans, originaire de Montbéliard, en colo à CapÉchecs
Mon père m’a appris à jouer quand j’avais sept ans. Les échecs m’ont appris l’esprit de compétition !
Mila, 14 ans, originaire de Metz, en colo à CapÉchecs
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