Journaliste à l’origine de l’affaire Clearstream et fils d’agent EDF, Denis Robert a enquêté sur la fusion en 2008 entre GDF et Suez, qui a permis à une poignée d’hommes fortunés de s’enrichir sur le dos des Français, avec la complicité de l’État. Parmi ces « prédateurs », Albert Frère, milliardaire belge, décédé le 3 décembre.
Que symbolisait Albert Frère, personnage principal de l’enquête menée avec Catherine Le Gall dans « les Prédateurs », décédé lundi dernier ?
Quand quelqu’un meurt, c’est toujours triste. Mais cet homme était réellement un prédateur. Il a pillé des États. Il s’est enrichi sur le dos de la Belgique, de la France, du Brésil… Il faisait partie de cette engeance de milliardaires qui, loin d’aider à la création d’emplois, à l’économie, pratiquait la prédation, le capitalisme financier.
« Il est l’archétype de ces milliardaires qui n’ont rien inventé. »
Il est l’archétype de ces milliardaires qui n’ont rien inventé. Ce sont simplement de bons VRP, des types qui peuvent vendre tout et n’importe quoi à n’importe qui. Il a un parcours particulier, comme celui de Paul Desmarais, son alter ego canadien [associé de sa holding GBL, artisan de la fusion GDF Suez, ndlr] : sans faire d’études et en partant de quasiment rien, il est devenu multimilliardaire. Il symbolise à lui seul toute la dérive du capitalisme. Avec Albert Frère, on est au-delà du livre d’enquête. On touche à une réflexion quasi politique et philosophique sur l’état du capitalisme et l’état du monde.
Quand avez-vous commencé à vous intéresser aux coulisses de la fusion entre GDF et Suez, qui a eu lieu en 2008 ?
Mon père a accompli toute sa carrière à EDF. Il était dessinateur industriel et a terminé ingénieur. Mon oncle était gazier. Je suis toujours parti en vacances à la CCAS avec eux. J’ai été élevé dans cette culture EDF-GDF. Mon père m’expliquait que leur métier consistait à faire en sorte que tout le monde ait du chauffage et de l’électricité pas chers. Il me disait que l’énergie était un service public. Aujourd’hui, mon père a 83 ans et il continue à partir en vacances avec la CCAS.
« Le point de départ de mon enquête, c’est ma facture de gaz. »
Le point de départ de mon enquête, c’est ma facture de gaz. Comme tout le monde, j’ai des fins de mois qui sont parfois difficiles. Et dès qu’on a trois jours de retard de paiement, le service client d’Engie nous appelle pour nous demander de payer. Et puis j’ai vu les factures augmenter. Je me suis vraiment intéressé aux coulisses de la fusion entre Gaz de France et Suez quand j’ai compris, un ou deux ans après la fusion, que c’est l’argent de la vente de la chaîne de restauration rapide Quick qui avait permis à Albert Frère et à Paul Desmarais de devenir les deux actionnaires principaux de Suez.
Vous racontez en effet comment en 2006, la Caisse des dépôts et consignations, banque d’État, a racheté Quick à Albert Frère à un prix très supérieur à sa valeur réelle.
L’une des révélations de notre livre, c’est la stratégie financière d’Albert Frère qui va consister à tout faire pour vendre Quick à la Caisse des dépôts, grâce à la complicité de politiques et de hauts fonctionnaires, en lui permettant de réaliser une énorme plus-value [vendue en 2006 pour 760 millions d’euros, alors que la chaîne de fast-food n’avait pas trouvé preneur à 300 millions d’euros deux ans plus tôt, ndlr]. Puis, en partie grâce à cet argent, Albert Frère et Paul Desmarais investissent massivement dans Suez, qui est alors un groupe hyperendetté. Ils savent qu’ils vont ainsi pouvoir récupérer le joyau qu’est Gaz de France. On peut difficilement ne pas faire le lien entre cette vente de GDF et la proximité de Frère et Desmarais avec Nicolas Sarkozy. Souvenez-vous, il les invitera au Fouquet’s le soir de son élection, le 6 mai 2007. Grâce à la fusion entre Gaz de France et Suez, les 800 millions d’euros d’actions détenues par Frère et Desmarais vont quasiment être multipliés par quatre. Selon les experts que j’ai pu interroger, ils ont donc gagné entre 3 et 4 milliards d’euros dans cette transaction. Ensuite le cours baissera, mais quand même, c’est énorme…
« Ils vont s’en mettre plein les poches sur le dos des salariés de Gaz de France. »
Comment Albert Frère et Paul Desmarais ont-ils réussi à empocher ce pactole au détriment des Français ?
Dès qu’ils mettent la main sur Gaz de France, ils impriment leurs méthodes de management et servent les actionnaires. D’abord, en faisant du lobbying pour que le prix du gaz soit indexé sur celui du pétrole. Et ensuite, avec l’ouverture du marché à la concurrence, les prix vont augmenter de manière insensée… Ils vont s’en mettre plein les poches sur le dos des salariés de Gaz de France, mais aussi et surtout sur celui des cochons de payeurs que sont les gens qui se chauffent et cuisinent au gaz. Nos abonnements et nos tarifs vont ainsi grimper dans des proportions folles, de + 80 % à + 110 % en dix ans.
Vous avez aussi enquêté sur les scandales Areva et Petrobras, qui ont coûté aux contribuables français et brésiliens des milliards d’euros. Les milliardaires bénéficieraient-ils d’une impunité ?
En effet. Si on veut lutter contre cette impunité, contre l’évasion de capitaux qu’ils organisent, si on veut éviter que le travail des hommes soit ainsi spolié et dilapidé, si on veut lutter contre la désindustrialisation de la France, il faut absolument poser des garde-fous. Mais j’ai un peu peur qu’il ne soit trop tard. Car ce qui est déterminant, c’est l’appareil judiciaire. Or, en France, on est complètement à la ramasse sur ces questions : le parquet de Paris, on le voit avec cette affaire, a montré à quel point il était inféodé au pouvoir, a refusé de répondre aux commissions rogatoires belges dans l’affaire du rachat de Quick par la Caisse des dépôts. Et ce n’est qu’un exemple parmi bien d’autres.
« Leurs cibles préférées sont souvent des entreprises publiques, de vraies vaches à lait. »
Les milliardaires ont donc un boulevard devant eux. Leurs montages financiers, ce sont les meilleures banques d’affaires qui les effectuent, Lazard et Rothschild en tête. Emmanuel Macron, ancien associé gérant chez Rothschild, est donc allé à bonne école. Ils ont les meilleurs juristes, les meilleurs avocats et emploient toujours les mêmes stratégies : placer des hommes à eux dans les institutions et les entreprises et les utiliser comme des pions. Ensuite, ils attendent le bon moment. Leurs cibles préférées sont souvent des entreprises publiques, de vraies vaches à lait.
Et puis ils font des raids, des hold-up légaux : ils prennent l’argent et ils se tirent. Dans le cas d’Areva, c’est près de 3 milliards d’euros qui ont disparu dans l’achat de mines d’uranium … sans uranium. Et dans le cas de Petrobras, on en est à 12,7 milliards selon la justice brésilienne. Ce qui est terrible, c’est qu’il n’y a rien d’illégal : ces milliardaires ont réussi à créer des structures apatrides domiciliées dans des paradis fiscaux. La complexité des montages financiers est telle qu’on n’arrive jamais à identifier le vrai coupable.
Pourtant, dans le cas de Petrobras, les politiques brésiliens sont tombés les uns après les autres…
Les hommes politiques, oui, mais Albert Frère, lui, n’a jamais été inquiété. Il a agi au Brésil comme avec Quick : il a acheté pour des clopinettes une raffinerie de pétrole et il l’a revendue plus de un milliard d’euros quelques années plus tard, en arrosant au passage les partis politiques et les anciens présidents, Dilma Rousseff et Lula… C’est pour ça qu’ils sont tombés.
« Chez les milliardaires, il y a comme une course effrénée : s’ils s’arrêtent de capitaliser, ils perdent des actions. »
Les combines d’Albert Frère, c’est ce que j’appelle l’art subtil de la prédation. Mais on pourrait aussi parler de Bernard Arnault, de Vincent Bolloré ou de François Pinault, qui se sont eux aussi enrichis sur le dos de l’État. Chez les milliardaires, il y a comme une course effrénée : s’ils s’arrêtent de capitaliser, ils perdent des actions. Mais le problème, c’est moins les milliardaires que les hommes politiques et les hauts fonctionnaires d’État qui devraient contrôler tout ça. Dans le cas de Frère et de Desmarais, la compromission des politiques est totale.
Votre enquête résonne fortement avec la colère des « gilets jaunes ».
Oui, ça résonne très fort, j’ai d’ailleurs publié un texte en ce sens sur ma page Facebook le 16 novembre dernier, dans lequel je parle de Gaby, mon oncle gazier. Sur le fond, quand on laisse la porte ouverte à des prédateurs milliardaires comme Albert Frère, on voit le résultat : inégalités, grande pauvreté et révolte populaire. Les politiques doivent nous protéger de ces prédateurs mais ils ne le font pas. En réalité, Emmanuel Macron, comme ses prédécesseurs, encouragent ces milliardaires.
Pour aller plus loin
« Les Prédateurs. Des milliardaires contre les États », de Catherine Le Gall et Denis Robert,
éd. du Cherche Midi, 2018, 288 p., 21 euros.
« L’Affaire des affaires. Clearstream », enquête dessinée de Denis Robert et Laurent Astier,
éd. Dargaud, 2015, 704 p., 29 euros.
Les politiques ont ils démenti ?