Amour, trahison, solitude, injustice, errance… Ancré dans la société américaine post-esclavagiste, le blues est un langage universel, qui donne corps à toutes la palette de nos émotions, explique le poète et traducteur Olivier Apert, auteur de « Blues sur paroles ». Un livre sélectionné par la CCAS pour sa dotation lecture 2021.
À lire
« Blues sur paroles, Une histoire originale du blues depuis 1920 », le Temps des Cerises, 2019, 320 p., 15 euros.
Pour accompagner la lecture, une playlist est disponible avec tous les morceaux de l’anthologie.
D’où vient votre amour du blues ?
Olivier Apert –Il vient d’un amour plus général pour la musique, pour toutes les musiques, qui a commencé très tôt, quand j’avais douze ou treize ans. Mon goût pour le blues est arrivé par les grands « guitar heroes » du rock, qui rendent tous hommage au blues : Hendrix, Clapton (qui a joué avec BB King), Santana (avec John Lee Hooker), Johnny Winter (avec Muddy Waters)… J’aime le caractère purement authentique du blues. J’aime les petites formes, les formes intimes. Je me suis donc intéressé à tout ce qui est « race records », disques a priori destinés aux auditeurs noirs, que l’on trouve à partir des années 1920. Et là j’ai véritablement découvert un continent qui m’a complètement embarqué.
Qu’est-ce que ce genre musical a de si particulier à vos yeux (et à vos oreilles) ?
O. Apert – Ce qui me touche le plus, c’est sa simplicité. C’est étonnant à quel point on peut toucher les gens, faire passer de l’émotion avec trois accords sur douze mesures… Comment, avec une simple guitare et une voix, on peut dire tant de choses, procurer tant d’émotions et faire en sorte que l’auditeur éprouve lui-même ce qui est dit et chanté. Cette musique a une capacité d’universalité absolument extraordinaire. Tout le monde peut être ému et touché par le blues malgré son apparente pauvreté : moyens techniques limités, musiciens souvent incultes, qui n’ont pas fait d’études de musique, etc.
Qu’est-ce que la « parole-blues » ?
O. Apert – C’est cette faculté de convoquer en très peu de mots tous nos affects essentiels : l’amour, la trahison, l’abandon, l’errance, la capacité de lutte et de rébellion, la solitude… D’où cela vient-il ? Sans doute des descendants d’esclaves et de leurs chants. C’est la scansion, la parole qui est à l’origine du blues, avec ces appels qui sont repris, souvent de l’aigu au grave. On la retrouve dans les « work-songs » (chants de travail) des pénitenciers.
Dans les premiers disques des années 1920, il y a une étonnante liberté de ton…
O. Apert – Oui. Les premiers « race records » étaient essentiellement chantés par des femmes. Comme Ma Rainey, surnommée « la Mère du Blues », qui chante « si tu n’es pas content, va voir ailleurs ». Ma Rainey est la femme dans toute sa puissance, sa splendeur, sa liberté. Cette liberté est extraordinaire pour l’époque. Dans les paroles du blues, la mère est la seule figure vraiment respectée, jamais attaquée.
L’esclavage est-il indissociable du blues ?
O. Apert – Bien sûr. Paradoxalement, l’abolition de l’esclavage a engendré une grande solitude et maintenu une forte dépendance : les anciens esclaves étaient obligés de travailler sur les terres des propriétaires (qui gardaient pour eux 80% de la production) et d’effectuer leurs achats dans leurs boutiques. Quand BB King parle de Lucille (le nom qu’il a donné à sa célèbre guitare Gibson), il dit : « Lucille m’a sauvé des plantations ».
La structure des « field hollers » (chants d’esclaves) et des « work-songs » est toujours présente dans le chant : sa structure répétitive est faite d’appels et de réponses (contre-chant), comme il y a pulsion et contre-pulsion. Le blues, c’est la capacité de dire tout et son contraire (rires) ! C’est toujours l’impulsion qui l’emporte, la liberté de dire sur le moment tout ce qu’on pense.
Le blues est une musique plus rebelle que révoltée, dites-vous.
O. Apert – Je ne connais pas de bluesman qui se soit engagé politiquement. C’est une musique de rebelles solitaires, de rébellion mais pas de révolution ou de révolte collective.
Qu’est-ce que le blues a encore à nous dire aujourd’hui ?
O. Apert – Ce qu’il a toujours dit, dans le fond. Le blues, c’est la mélancolie. Et nous sommes tous mélancoliques, enfin je l’espère. Donc cette musique nous parle toujours. Dans un monde de plus en plus anonymisé, la parole du blues exprime cette détresse du déracinement. Et ça c’est très fort. Ça concerne beaucoup de gens.
Retrouvez Olivier Apert dans vos villages vacances : le 19 juillet à Gérardmer (Vosges), le 20 juillet à Munster (Haut-Rhin), le 21 juillet à Kaysersberg (Haut-Rhin), le 22 juillet à Boersch (Bas-Rhin).
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