Parler, débattre, se mettre en scène et se confronter au regard des autres : le théâtre est un art fondamentalement populaire, vecteur d’émancipation sociale, plaide Robin Renucci, acteur et directeur du Centre dramatique national itinérant Les Tréteaux de France. À l’occasion du 75e anniversaire des Activités Sociales, il revient sur 23 années de compagnonnage avec la CCAS, fondées sur cette vision partagée.
Pouvez-vous nous parler de votre premier contact avec la CCAS et de la collaboration qui s’en est suivie ?
Robin Renucci – En 1998, j’ai fondé l’Association des Rencontres Internationales Artistiques (Aria) en Corse, un collectif de pratique théâtrale qui mélange les publics amateurs et professionnels, des enseignants de l’Éducation nationale, les éducateurs, animateurs, des participants de pays étrangers pour provoquer l’échange par la découverte de la différence… Je tiens absolument à ce brassage, car les professionnels ne pourraient exister sans les amateurs et réciproquement. Pendant un mois, ils travaillent ensemble à la création d’un spectacle qu’ils présentent au public lors des Rencontres Internationales de Théâtre en Corse.
Au moment de la création de ce concept, j’ai tout de suite pensé à faire appel à la CCAS (présidée à cette époque par Jean Lavielle) dont les liens avec l’éducation populaire étaient reconnus depuis longtemps. Par ailleurs, le président de la CMCAS d’Ajaccio était membre du conseil d’administration du Creps (Centre régional d’éducation populaire et sportive) que je présidais. Le lien s’est donc tissé naturellement, et la CCAS nous a fourni du matériel d’hébergement (lits, armoires, etc.) afin que nous puissions loger nos 150 stagiaires.
C’est donc aussi l’éducation populaire qui vous a rapprochés ?
R. Renucci – Oui, car nous avons construit avec la CCAS un partenariat basé sur une même conception de l’éducation populaire. Il s’agissait de proposer aux électriciens et gaziers et à leur famille en vacances dans les centres CCAS de Corse, de venir assister à nos spectacles, mais surtout de participer à nos ateliers de pratique, afin de rompre avec les vacances « plage et consommation ». Ce « loisir éclairé » permet à chacun de découvrir les membres de sa famille autrement, en expérimentant des activités qu’il n’a pas l’habitude de pratiquer. Chaque année, depuis 23 ans, nous vivons ainsi une expérience formidable d’échange et de partage.
L’éducation populaire considère que chacun a la capacité d’exprimer ce qu’il est, et les ateliers de pratique offrent l’occasion de développer des compétences nouvelles, ce qui permet de mieux comprendre la société, de donner du sens à ses engagements, d’apprendre à penser, à analyser à débattre… bref, à devenir un spectateur actif, un « spect’acteur ». Nous cherchons à construire des alternatives qui privilégient l’intérêt général et écartent la lutte de tous contre tous dans laquelle la société nous place. Il s’agit ainsi de bâtir des solidarités, des formes de résistance qui éveillent les consciences en développant l’esprit critique. Le travail que nous faisons est une éducation à l’humanisme et à la démocratie.
En dix minutes, les participants amateurs se mettent à danser ensemble, à dire des textes devant tout le monde.
Dans le travail de l’Aria que vous évoquiez, vous mélangez des formes de spectacles, vous mêlez artistes amateurs et professionnels, voire y associez le public. Quel est l’intérêt de cette démarche ?
R. Renucci – Ce brassage favorise des attitudes de tolérance et de respect de l’autre, de la différence. La culture ne doit pas être un moyen de se distinguer, d’être beau, de montrer ses capacités. C’est ce que je reproche au monde des artistes, microcosme que je fréquente peu par ailleurs.
Ce travail, via les ateliers de jeu, de lecture à voix haute, s’appuie sur la créativité et la singularité de chacun, dans un contexte structuré et bienveillant. Ceux qui organisent ces activités font face à des gens qui ne se sentent pas forcément à l’aise, qui viennent sur la pointe des pieds. Et dix minutes plus tard, les participants se mettent à danser ensemble, à dire des textes devant tout le monde ! On ne parvient pas à obtenir cette liberté, cette générosité de la part des participants sans une méthode précise, une sorte de pédagogie de la créativité.
Cette volonté d’échanger dans la bienveillance, dans l’écoute et la créativité, s’inscrit à contre-courant de la société actuelle…
R. Renucci – La société actuelle est en effet volontairement organisée autour de la concurrence, de l’opposition entre individus, et ce dès le plus jeune âge. C’est le principe du capitalisme, du libéralisme, de la compétitivité. Notre travail se base au contraire sur l’entraide et permet à chacun de progresser à son rythme.
Je prône et pratique un art populaire, qui ne descend pas de Paris pour alimenter les « empêchés » (…), un art qui donne toute sa place au public dans une relation d’égalité et de dialogue.
Vous dirigez Les Tréteaux de France, un Centre dramatique national qui a la particularité d’être itinérant. Pourquoi ce choix ?
R. Renucci – Être près du public, c’est essentiel pour moi. Je suis acteur au cinéma, j’ai la chance d’avoir une vie professionnelle très nourrie de pratiques qui sont souvent élitistes, dans des conditions exceptionnelles de vedettariat. Mais cela ne me suffisait pas. J’avais besoin d’être en contact avec le public de manière différente. J’avais besoin de comprendre, de ressentir ce sentiment d’abandon de celles et ceux qui vivent loin des centres-villes, des métropoles, et qui vivent en province, dans les banlieues, les quartiers, mots que je n’aime d’ailleurs pas utiliser. Ces personnes ont soif d’expression ; c’est le cas aussi des bénéficiaires de la CCAS qui viennent participer à nos ateliers l’été.
Mon travail est de faire, avec art, des œuvres, et de me rendre partout en France, dans de tout petits lieux, pour répondre en actes à cette demande d’expression. Dans chacun de ces endroits, il est question d’un art populaire. Un art qui ne descend pas de Paris pour alimenter les « empêchés », tels qu’on appelle les personnes qui ne se rendent pas dans les lieux « officiels » de culture. Un art qui donne toute sa place au public dans une relation d’égalité et de dialogue. J’ai besoin de cet échange fécond, établi à partir d’une œuvre.
À l’heure de la VOD, des réseaux sociaux et du tout écran, comment faire pour retisser le lien avec les spectateurs ?
R. Renucci – La crise sanitaire a été à l’origine d’un confinement physique, mais aussi mental. Toutes les industries individualistes ont en effet pris le dessus, pour enfermer les gens dans un divertissement abrutissant. La première chose à faire, c’est de retourner à la rencontre des publics, pour retisser le lien. C’est ce que je vais faire, avec des ateliers de danse, de théâtre, d’écriture.
Je propose par exemple des ateliers de « disputation ». Sur les plateaux de télévision, les gens ne font que s’insulter, et le débat social se réduit au conflit, gangrené par la violence pulsionnelle. Les ateliers de disputation sont au contraire des espaces de formation au débat autour d’un sujet. Le débat, c’est un peu comme le football : un jeu avec des règles. L’apprentissage du débat, c’est celui de la démocratie : c’est écouter la pensée de l’autre, sans le considérer comme un imbécile, et se placer dans un état de contradiction bienveillante, d’opposition créatrice.
Le théâtre populaire peut donc être selon vous un vecteur d’émancipation sociale ?
R. Renucci – Le savoir ne doit pas venir d’en haut, car la parole de chacun est une richesse. Et une parole qui s’exprime clairement, c’est déjà une pensée qui va vers l’émancipation. Or l’émancipation est un mot galvaudé aujourd’hui, récupéré par les hommes et femmes politiques. Mais toute la question est de savoir de quoi il faut s’émanciper. Les puissants nous expliquent qu’il faudrait s’affranchir du Conseil national de la Résistance ! Vous rendez-vous compte de ce que cela signifie ? Il faudrait se débarrasser de vieilles règles de vie en commun, de la Sécurité sociale, de solidarités qui seraient d’un autre temps pour libérer l’individu libéral qui serait en vous. Finalement, c’est de l’idée du communisme dont il faudrait se libérer ! C’est pourtant la fonction publique qui s’en est sortie le mieux pendant la Covid. Tous ces travailleurs indépendants, les « ubérisés » à la journée, sans aucune couverture sociale, sont ceux qui ont le plus souffert.
La CCAS est issue de cette réflexion sur le service public et sur l’éducation populaire. C’est de l’ignorance, de l’obscurantisme qui génère la haine, qu’il faut s’émanciper. Apprendre à penser par soi-même, se confronter à la différence, offre la possibilité de s’affranchir de l’assignation identitaire, qu’elle soit géographique, sociale, religieuse, raciale, de genre… Les outils de l’éducation populaire permettent de passer du bavardage à la parole, de la gesticulation au geste, de la dispersion à la pensée. L’éducation populaire est une élévation permanente.
Les agents et leur famille qui fréquentent les villages vacances de la CCAS sont aussi des travailleurs. Quelle peut être la place du théâtre dans le monde du travail, dans l’entreprise ?
R. Renucci – Si j’avais la possibilité de présider aux destinées du Festival d’Avignon, je ferais tout pour que les comités d’entreprise redeviennent nos premiers spectateurs. Ce sont eux qui ont fait l’histoire de la décentralisation théâtrale. Jean Vilar (fondateur du Festival d’Avignon, ndlr) s’appuyait énormément sur les comités d’entreprise : dans les régions, les mineurs de Saint-Etienne ou du Nord de la France étaient nos premiers spectateurs, qui avaient tant à partager avec les comédiens.
Aujourd’hui, le théâtre s’est complètement embourgeoisé. L’individualisme et la compétition dont nous parlions tout à l’heure sont devenus le modèle social dominant. Les comités d’entreprises peuvent permettre de retisser les relations entre les salariés. Ils représentent la véritable modernité.
Cet été, le théâtre populaire s’invite en Île-de-France et en Corse
En juillet et août, les Tréteaux de France proposent plusieurs évènements accessibles gratuitement aux agents en vacances en Corse et aux habitants de l’Île-de-France.
Les Rencontres Internationales de Théâtre en Corse
Cette année, les 23èmes Rencontres Internationales de Théâtre en Corse se dérouleront du 17 juillet au 14 août dans les villages du Giussani. Les électriciens et gaziers et leur famille en vacances à Marinca-Porticcio, Borgo ou dans les autres villages vacances de l’île sont chaleureusement invités à venir pimenter leur séjour grâce aux ateliers et spectacles qui seront proposés.
Renseignements et inscriptions sur ccas.fr > rubrique Culture ou le site web de l’Aria.
L’Île-de-France fête le théâtre
Du 10 juillet au 29 août, le festival « L’Île-de-France fête le théâtre » offre une centaine de représentations à tous les habitants d’Île-de-France. Les électriciens et gaziers de la région, leur famille et amis qui ne pourraient pas partir en vacances cet été sont invités à venir profiter de ces spectacles de théâtre et ateliers de jeu sur toute la période, gratuitement, sur inscription.
Un moment ludique, sous chapiteau ou en plein air, pour retrouver la petite reine pour un tour de piste, débattre du combat de Greta Thunberg pour l’environnement, prendre un moment poétique en Boîte et faire appel aux poètes, aux textes et à la langue. Les familles pourront ainsi allier les plaisirs de la baignade et du jeu théâtral !
Le festival se déroulera sur trois bases de loisirs : Cergy-Pontoise (Val d’Oise), Saint-Quentin en Yvelines (Yvelines) et le Port aux Cerises (Essonne).
Renseignements et réservations sur le site web des Tréteaux de France
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