Il est passé inaperçu de ses contemporains, mais c’est sans doute un des plus gros échecs du Front populaire. Le gouvernement de Léon Blum avait en tête de réformer le statut juridique des « indigènes » de l’Algérie française, pour donner à certains d’entre eux les attributs de la citoyenneté. Mais il renonça sans même combattre, confronté à l’opposition des riches colons d’Algérie.
Lorsque les armées françaises débarquent près d’Alger en 1830, personne ne sait au juste ce qu’elles sont venues y faire, si ce n’est rehausser par une conquête militaire le prestige déclinant du roi Charles X, frère de Louis XVI, arrivé au pouvoir en 1824. Rien n’a été prévu. Ironie de l’histoire : lorsque la nouvelle de la prise d’Alger arrive à Paris, Charles X n’est plus au pouvoir, renversé par la révolution des Trois Glorieuses.
Par une série d’improvisations et de coups de force, les armées françaises en viennent, au bout de plusieurs années de guerre, à se rendre maître du territoire algérien. Mais quel sera le statut juridique des habitants de cette terre ? Là encore, improvisations et coups de force s’enchaînent pour aboutir, en 1848, à une solution impossible : l’Algérie est partagée en trois départements français, mais dont seuls les habitants français (c’est-à-dire les colons venus s’installer dans la colonie) ont le statut de citoyens. Les natifs du pays, soit plus de 90% de la population, appelés alors par l’administration française « les Musulmans », n’ont aucun des droits républicains.
Une situation inique
Il n’est aujourd’hui pas difficile de deviner le potentiel explosif d’une situation aussi inique, qui perdurera dans ses grandes lignes jusqu’à l’indépendance de 1962. Certains le comprirent, tel Maurice Viollette. Membre de la Ligue des droits de l’homme, sensible aux injustices profondes du système colonial, ce député est nommé gouverneur général de l’Algérie en 1925. À ce poste, il est le premier à avancer que les Musulmans, qui ont montré leur fidélité à la France durant la Grande Guerre, pourraient en signe de reconnaissance disposer de droits civiques. Il s’oppose aussi aux exportations du blé algérien vers la métropole, alors que l’Oranie souffre de disette. Cette attitude lui vaut d’être détesté par le lobby colonial, rassemblant les grands propriétaires terriens d’Algérie, fort influent à Paris. Pour éviter d’être démis de ses fonctions, « Viollette l’Arabe », comme le surnomment les colons, démissionne le 9 novembre 1927.
Le projet progressiste de « Viollette l’Arabe »
L’arrivée au pouvoir du Front populaire lui offre une nouvelle occasion de mettre en pratique sa vision progressiste de l’Algérie française, car il n’est pour lui pas question d’indépendance, mais seulement d’une plus grande égalité entre habitants de ces trois départements. Maurice Viollette entre au gouvernement Blum comme ministre d’État chargé de l’Algérie. En décembre 1936, il dépose un projet de loi dit « Blum-Viollette » qui accorde les droits du citoyen français, notamment celui de voter, à certains Musulmans (anciens combattants, fonctionnaires, diplômés de l’enseignement supérieur) sans pour autant exiger d’eux la naturalisation française : soit un peu plus de 20 000 personnes sur une population musulmane qui en compte huit millions.
Reculade
L’ambition semble aujourd’hui modeste, mais suscite à l’époque de très vives controverses. Du côté de l’élite musulmane, le projet soulève un immense enthousiasme. Cependant, une partie du jeune mouvement indépendantiste critique le projet. C’est le cas de l’Étoile nord-africaine, dirigée par Messali Hadj, qui lui reproche de diviser le peuple algérien. Quant aux Français d’Algérie, il sont presque tous vent debout contre le projet « Blum-Viollette » qui remet en cause leur hégémonie politique. Les élus des trois départements algériens menacent de démissionner collectivement s’il est adopté. Impressionné, Léon Blum juge plus prudent de ne pas soumettre le projet de loi à la discussion parlementaire. Et en janvier 1937, le ministère de l’Intérieur dissout l’Étoile nord-africaine, dont l’influence s’exerçait surtout parmi les Algériens de métropole.
« L’Étoile nord-africaine était présente, le 12 février 1934, à la Nation, aux manifestations du Mur des Fédérés ; au 14 juillet, de même, elle était présente au Panthéon pour protester contre l’agression dont notre camarade Blum fut victime au mois de février 1936 », proteste Messali Hadj. En vain. Entre la tendance de gauche du mouvement indépendantiste algérien et le Front populaire, les ponts sont coupés : première étape d’un processus qui allait conduire à la guerre d’indépendance algérienne dix-sept ans plus tard.
Chronique de l’année 1936Quatre-vingts ans après l’arrivée au pouvoir du Front populaire, le Journal en ligne entame une chronique de cette période qui a marqué l’histoire, et se révèle aujourd’hui pleine d’enseignements. |