À voir à Contre Courant : les Dakh Daughters, guerrières ukrainiennes sur le front de l’art

Les Dakh Daughters, troupe de musiciennes ukrainiennes qui joueront leur spectacle "Ukraine fire" au festival Contre Courant de la CCAS 2022

Les Dakh Daughters, troupe de musiciennes ukrainiennes ayant fui leur pays en guerre au mois de mars, présenteront leur spectacle au festival Contre Courant de la CCAS le 19 juillet prochain. À travers leur performance, elles entendent créer un « front artistique » pour continuer à attirer l’attention sur la situation de l’Ukraine. © Olga Zakrevska

Ambassadrices de la culture ukrainienne en France et dans le monde, les Dakh Daughters enflammeront les planches de Contre Courant avec leur cabaret punk « Ukraine fire ». Leur spectacle décapant et jouissif, cri de tout un peuple lancé à la face du monde, s’inscrit pleinement dans la thématique retenue pour célébrer les 20 ans de l’évènement : le combat. Le festival des arts vivants de la CCAS aura lieu du 15 au 22 juillet, à Avignon.

Sans leurs costumes de scène de clowns blancs au look gothique et en colère, les Dakh Daughters ne donnent pas vraiment l’image d’indomptables Amazones luttant pour la cause ukrainienne. Avec leurs sages chemisiers blancs et leurs gilets sombres, le regard attentif, la voix douce et posée, Ruslana Khazipova et Anna Nikitina ressemblent à n’importe quelle jeune femme de leur époque. Et pourtant, les deux artistes et leurs cinq sœurs d’armes portent avec une énergie farouche la voix de leur pays en guerre.

Les Dakh Daughters, ou « Filles du Dakh » (« dakh » en ukrainien signifie « toit »), sont une compagnie théâtrale et musicale née en 2012 à Kiev sous la houlette du metteur en scène Vlad Troitskyi, lui-même fondateur du Dakh Theatre, dont ce collectif est issu. Mélange de punk, de rap et de chants traditionnels ukrainiens, la musique des Dakh Daughters s’inspire de la tradition du cabaret.

Nous avons rencontré les artistes début juin, dans le cadre de leur résidence artistique au Centre dramatique national (CDN) Le Préau, à Vire en Normandie, où elles ont trouvé refuge en mars dernier. Les Dakh Daughters joueront leur spectacle Ukraine Fire au festival CCAS d’arts vivants Contre Courant sur l’île de la Barthelasse, à Avignon, le 19 juillet.

Cela fait plus de cent jours que la guerre a commencé. Quel est votre sentiment ?

Vlad Troitskyi (metteur en scène) – C’est très difficile à vivre. Nous avons perdu plusieurs amis et collègues : certains sont morts au front, d’autres lors des bombardements sur Marioupol. D’autres encore ont été déportés en Russie. Tous étaient très jeunes. Et ma mère, qui a 81 ans, est restée à Kiev.

Ruslana Khazipova (chanteuse) – J’ai l’impression d’avoir vieilli de cent ans. J’ai vécu tant de choses durant cette période. Et l’avenir me semble à la fois effrayant et exaltant. Exaltant parce que j’ai envie de vivre, de voir quelle personne mon fils de 3 ans deviendra et ce qu’il fera de sa vie. Il est ici [en France, ndlr] avec moi, mais mon frère et mon mari sont restés en Ukraine. Mon mari n’est pas soldat mais fait tout ce qu’il peut pour aider : il travaille au sein d’une équipe médicale, ou comme fixeur pour un média canadien, qui a couvert les atrocités commises par les Russes dans tout le pays. Il lui arrive de transporter du matériel militaire.

Comment envisagez-vous votre retour en Ukraine ?

Anna Nikitina (chanteuse) – J’y pense tous les jours. Dans quel état allons-nous retrouver tous les lieux qui nous sont chers ? Je pense en particulier à nos forêts. Combien de temps faudra-t-il pour que nous puissions y retourner, comme avant, sans risquer de sauter sur une mine ?

Ruslana Khazipova – Et surtout qu’allons-nous y trouver ? Un cousin de ma mère, qui a fui la région de Kherson désormais occupée par les Russes, nous a raconté qu’ils exhumaient les corps des soldats ukrainiens pour les piéger avec des mines. Lorsque leurs proches viendront les enterrer à nouveau, ils… [elle mime une explosion, ndlr]. Vous ne pouvez pas imaginer l’horreur de la situation là-bas.

Anna Nikitina – Ils piègent même des jouets pour tuer les enfants qui les ramasseront. C’est déjà arrivé plusieurs fois. Voilà ce qui nous attend à notre retour. À nous de rester vigilants, et pas seulement pour notre sécurité physique. Nous devrons tout faire pour ne pas devenir fous. Comme les Russes. C’est exactement ce qu’ils cherchent.

J’ai compris que nous serions plus utiles à l’extérieur du pays grâce à notre travail artistique. (Vlad Troitskyi, metteur en scène)

Au début de la guerre, vous ne vouliez pas quitter l’Ukraine. Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?

Vlad Troitskyi – J’ai compris que nous serions plus utiles à l’extérieur du pays grâce à notre travail artistique : je souhaitais créer un front artistique pour soutenir notre armée et donner une voix aux réfugiés ukrainiens. C’est notre façon de protéger notre pays depuis l’étranger, comme nos soldats et volontaires le font sur le territoire ukrainien.

En quoi consiste ce « front de l’art » ?

Vlad Troitskyi – Trois mois de guerre, c’est long : les gens sont fatigués d’entendre parler tous les jours d’un conflit qui leur paraît lointain, alors qu’ils ont leurs propres problèmes à gérer, comme la hausse du prix du carburant. Ils voudraient passer à autre chose, nous en sommes bien conscients. Le front de l’art permet d’établir une connexion émotionnelle avec le public à travers nos spectacles.

Avec « Danse macabre » [le prochain spectacle de la compagnie, créé en résidence au CDN Le Préau, qui évoque la façon dont les Dakh Daughters ont vécu la guerre avant de s’exiler en France, ndlr], nous voulons montrer au spectateur que ce qu’il voit sur scène se produit réellement en Ukraine au même moment. Pendant une heure vingt-cinq, il reste captif, sans possibilité de « scroller » [faire défiler sans les lire les informations sur les réseaux sociaux, ndlr]. Nous pouvons ensuite échanger avec lui, lui faire comprendre notre point de vue. C’est notre façon de gagner les gens à notre cause, notre « soft power » (« puissance douce »).

Que pensez-vous de l’attitude de l’Europe à l’égard de l’Ukraine ?

Anna Nikitina – Nous lui sommes très reconnaissants du soutien qu’elle nous apporte aujourd’hui. Il est extrêmement important pour nous. Mais il est loin d’être suffisant : l’armée russe est dix fois plus nombreuse et mieux équipée que la nôtre… Et cette aide vient un peu tard : nous sommes en guerre depuis huit ans [en 2014, à la suite de la révolution EuroMaïdan, destinée à chasser des dirigeants corrompus et à obtenir un rapprochement avec l’Union européenne, des séparatistes ukrainiens soutenus par la Russie ont tenté de faire sécession dans les régions de la Crimée et du Donbass, ndlr]. Et l’Europe a aussi sa responsabilité dans ce conflit : par son silence à l’époque, par la poursuite des relations commerciales avec la Russie malgré l’annexion de la Crimée, elle lui a permis de s’armer pour larguer toutes ces bombes sur notre pays aujourd’hui.

Nous avons participé à la révolution du Maïdan ! Notre objectif était le même qu’aujourd’hui : créer un front artistique à travers nos concerts sur cette place. (Ruslana Khazipova, chanteuse)

Vous étiez d’ailleurs déjà sur la place du Maïdan à Kiev en 2013-2014…

Ruslana Khazipova – Nous ne nous sommes pas contentées d’y être : nous avons participé à la révolution du Maïdan ! Notre objectif était le même qu’aujourd’hui : créer un front artistique à travers nos concerts sur cette place, pour soutenir les très nombreux manifestants. Nous leur préparions des repas, et avons été fixeurs pour certains médias. Nous avons fait cette révolution pour pouvoir vivre librement dans notre pays. C’est pour cela que nous ne souhaitons pas nous installer ici et tenons absolument à y retourner : comment pourrions-nous abandonner notre peuple maintenant ?

Les Dakh Daughters sur la place Maidan en 2013
Source : Stefan Serhiy, directeur de la photographie de « Maïdan » (Cannes, 2014), Vimeo.

Comment cette guerre a-t-elle influencé votre art, votre façon de créer ?

Anna Nikitina – Cette guerre a transformé notre âme en quelque sorte, et l’âme est l’instrument de l’artiste. Quoique « transformé » ne soit pas le mot exact. Cette guerre a plutôt donné de la puissance à notre art, à nos mots.

Ruslana Khazipova – Aujourd’hui, nous n’avons plus le temps de proposer un simple divertissement. Il nous faut être plus directes, toucher les gens au cœur. Nous sommes en quelque sorte des témoins de ce qui se passe en Ukraine aujourd’hui et nous avons le devoir de le partager. La guerre nous a fait prendre conscience de cette urgence.

Dans chaque pays où nous nous produisons, nous unissons les gens autour de la cause ukrainienne. C’est l’énergie de la résistance que nous utilisons pour créer. (Ruslana Khazipova, chanteuse)

Comment trouvez-vous le courage de monter sur scène chaque jour ?

Ruslana Khazipova – Notre cause nous galvanise, car nous savons pourquoi nous nous battons : nous protégeons la lumière, l’amour, le bien, la vie… Regardez le courage de notre armée : ils se battent à 10 contre 100 et ils résistent, c’est hallucinant ! Bien sûr que nous nous sentons brisées, mais nous n’avons pas le choix. Nous devons prendre sur nous tous les jours lorsque nous parlons avec nos mères, nos enfants, avec le public, et même entre nous… C’est notre devoir. Dans chaque pays où nous nous produisons, nous unissons les gens autour de la cause ukrainienne. C’est l’énergie de la résistance que nous utilisons pour créer.

Vous évoquez la cause ukrainienne. Mais ce conflit ne dépasse-t-il pas les frontières de votre pays ?

Anna Nikitina – Pour tout dire, le bien-être des peuples, qu’ils soient européens ou ukrainien, n’a pas d’importance pour les Russes. Leur mentalité demeure féodale : ils veulent juste conquérir des territoires sans même se préoccuper de ce qu’ils y feront.

Ruslana Khazipova – Ils veulent un monde peuplé de Russes et c’est en quelque sorte déjà le cas : la diaspora russe à l’étranger est importante. Ils financent également beaucoup de médias étrangers. La diplomatie et le business international ont permis au monstre de grandir. Si l’Ukraine ne sort pas victorieuse de ce conflit, le monstre grandira encore. Les Européens ne comprennent pas que le temps de la diplomatie est terminé. Le danger est bien là.

Vlad Troitskyi – Effectivement, ils mettent en place cette stratégie depuis très longtemps. Dans toute l’Europe, les ennemis de la démocratie sont soutenus politiquement et financièrement par Poutine, pour qu’ils deviennent des lobbyistes pro-russes. En Allemagne, c’est le parti d’extrême-droite Alternative für Deutschland. Dans votre pays, ce sont Le Pen et Zemmour, ou un ancien Premier ministre [François Fillon, ndlr]. Il ne s’agit pas encore de la guerre armée, mais c’est la phase de propagande politique et culturelle qui la prépare.

L’art est donc politique pour vous ?

Vlad Troitskyi – La culture est toujours politique. Il est illusoire de croire qu’elle ne l’est pas, même lorsque l’artiste vous dit par exemple : « Cette œuvre n’a rien à voir avec la politique, elle parle d’un parcours intime. » Cela reste un objet politique. Parce que la culture et l’art sont liés à l’imaginaire. L’imaginaire collectif est forcément politique.

Ruslana Khazipova – Les gens doivent donc comprendre que la Russie ne mène pas une guerre contre l’Ukraine uniquement, mais contre le monde. Les Européens d’aujourd’hui sont nés dans des pays en paix. Pour vous, la démocratie est devenue quelque chose de normal. Nous, Ukrainiens, devons nous battre chaque jour et mourir pour elle. L’Ukraine doit gagner. Au nom d’une certaine idée de la liberté.


Les Dakh Daughters au festival Contre Courant

« Ukraine Fire »

Dakh Daughters.

Dakh Theatre et Drôles de dames

Direction artistique : Vlad Troitskyi. Dakh Daughters : Nataliia Halanevych, Ruslana Khazipova, Solomiia Melnyk, Anna Nikitina, Nataliia Zozul. Avec la participation de Tetyana Troistka, comédienne.  Tout public à partir de 10 ans. Durée : 1 h 30.

À voir le mardi 19 juillet au festival Contre Courant, sur l’île de la Barthelasse, à Avignon (Vaucluse).

 

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