Les architectes de la protection sociale nous ont légué un bel héritage. Mais cet édifice bâti au XXe siècle s’effrite depuis les années 1980, plaçant les associations en première ligne du combat contre la précarité, explique l’historienne Axelle Brodiez-Dolino, directrice de recherche au CNRS. Dans le même temps se font jour de nouveaux enjeux, liés notamment à la crise climatique.
La solidarité est-elle une notion récente ?
Axelle Brodiez-Dolino – Non. C’est une pratique qui remonte au moins à l’Antiquité. Au Moyen Âge, on parlait de charité chrétienne, à l’époque moderne également de philanthropie, à la Révolution française de fraternité, et au XIXe siècle s’est aussi ajoutée la bienfaisance. Ces mots révèlent des conceptions différentes de la solidarité. Est-on solidaire par esprit chrétien ? Par amour de nos semblables ? Parce qu’on veut empêcher quelqu’un de mourir de faim ? En tout cas, selon moi, une société, quelle qu’elle soit, ne peut pas tenir sans solidarité. Sinon, elle s’écroule.
« Le XIXe siècle est marqué par la montée de l’industrialisation, de l’urbanisation et du paupérisme […], [et de] formes de solidarité qui pallient alors l’inaction de l’État. »
En quoi la fin du XIXe siècle est une période clé ?
Jusqu’à cette période, l’action de l’État est essentiellement répressive vis-à-vis des personnes démunies. Le XIXe siècle est marqué par la montée de l’industrialisation, de l’urbanisation et du paupérisme, mais aussi des partis socialistes, du syndicalisme, des coopératives et des mutuelles. Ce sont des formes de solidarité qui pallient alors l’inaction de l’État.
À la fin du siècle, celui-ci commence à mettre en place, en s’appuyant notamment sur les idées de Léon Bourgeois, la protection sociale qu’on connaît aujourd’hui. Elle a deux volets, qui vont se déployer au XXe siècle, le siècle de la protection sociale : l’assurance, sorte de pot commun entre travailleurs, où chacun cotise et bénéficie de prestations quand il en a besoin ; et l’assistance, financée par l’impôt, pour ceux qui ne peuvent pas travailler (enfants, vieillards, infirmes…). Les premières lois sociales datent de 1893 pour l’assistance et de 1898 pour l’assurance.
Qui était Léon Bourgeois ?
C’est un grand homme injustement tombé dans les oubliettes de l’histoire. Il a été président du Conseil, l’équivalent du Premier ministre d’aujourd’hui, et le premier président de la Société des nations (l’ancêtre de l’ONU). Léon Bourgeois a inventé le « solidarisme », notion qu’il développe dans son ouvrage « Solidarité » (1896). Avec ce message fort : pour être en meilleure santé et être aidé quand on en a besoin, on a tous intérêt à prendre soin les uns des autres, à être solidaires. Mais, pour cela, il faut accepter d’aider les autres lorsqu’on en a les moyens.
Quels sont les principaux acteurs de la solidarité en France ?
Il y a deux types d’acteurs : privés et publics. Ils sont complémentaires. Le premier acteur de la solidarité en France, c’est l’État. Il délivre des prestations sociales, un impôt de redistribution des plus riches vers les plus pauvres, etc. Ensuite, il y a les acteurs privés, qui appartiennent principalement à l’économie sociale et solidaire : les coopératives, les mutuelles, les associations de solidarité (envers les personnes pauvres, handicapées, âgées, les enfants…).
« On peut donc dire que la solidarité publique ne se porte pas très bien. En revanche, le secteur associatif est plutôt en croissance. »
Le rôle de ces acteurs a-t-il beaucoup évolué ?
Nous avons assisté à un détricotage de la solidarité publique depuis les années 1980. On n’a cessé de réduire le poids de l’assurance chômage en durcissant les conditions d’accès et les prestations. Résultat : les gens sont poussés vers l’assistance. Depuis les années 2000, on observe aussi un durcissement du discours : une perception de plus en plus négative et stigmatisante des bénéficiaires de l’assistance en France. On peut donc dire que la solidarité publique ne se porte pas très bien. En revanche, le secteur associatif est plutôt en croissance. Ce que l’État ne fait pas, ce sont les associations qui le font.
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En matière de lutte contre la pauvreté, les associations n’en sont-elles pas réduites à compenser le recul de l’État social ?
Sur les aides sociales, il n’y a pas de rétraction de l’État, même si son discours se durcit. Il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. On a en France un niveau de prestations sociales que beaucoup de pays n’ont pas : revenu minimum, aides au logement, allocations familiales, etc. L’État subventionne aussi les associations. L’Insee a mesuré que, sans les prestations sociales, le taux de pauvreté ne serait pas de 14 % mais de 21 %. La protection sociale corrige donc quand même les inégalités.
« Le clivage entre « bons » et « mauvais » pauvres s’est construit au Moyen Âge et n’a pas disparu. »
Une partie croissante des Français vilipende les « assistés » tout en glorifiant la solidarité. Comment expliquer ce paradoxe ?
Le clivage entre « bons » et « mauvais » pauvres s’est construit au Moyen Âge et n’a pas disparu. À la fin du Moyen Âge, un bon pauvre, celui qu’on va aider, c’est un pauvre d’ici, du village. Et non un pauvre venu d’un autre village. Ensuite, c’est devenu un pauvre du département. Puis un pauvre du pays.
Aujourd’hui, c’est un pauvre du continent européen (et encore), mais pas d’un autre continent. Autre élément très important : la société accepte de porter assistance aux personnes qui ne sont pas en capacité de travailler (enfants, personnes âgées, handicapées…) mais rechigne à aider des adultes valides qui ne travaillent pas. Elle est aveugle sur le fait que c’est la pénurie d’emplois et non la fainéantise qui les empêche de travailler. Cet aveuglement existe aussi depuis la fin du Moyen Âge, mais il revient en force. Autrefois, l’assisté qu’on ne supportait pas, c’était le vagabond, l’adulte valide du village d’à côté qui essayait de trouver du travail. Aujourd’hui, c’est le migrant.
Face aux limites de l’action caritative, de nombreuses initiatives émergent, comme la sécurité sociale de l’alimentation. De quoi s’agit-il ?
Cette idée est défendue par un collectif qui propose d’instaurer un droit à l’alimentation, qui n’est pas encore reconnu en France alors qu’il conditionne la vie des individus. Aujourd’hui, des millions de personnes en sont réduites à demander des aides alimentaires pour survivre. Dans la septième puissance économique mondiale, c’est une aberration. Le collectif tente aussi de mettre en adéquation des besoins alimentaires et des offres agricoles. Avec un objectif éminemment positif : une alimentation saine, suffisante et décente pour tous.
« L’articulation entre luttes sociales et écologiques est vraiment un fait nouveau. »
Observez-vous l’émergence de nouvelles formes d’engagement solidaire ?
Oui, il y en a de plusieurs types. Depuis une dizaine ou une quinzaine d’années, on assiste à un développement considérable du mécénat : mécénat financier, de compétences ou en nature. Il y a aussi de nouvelles formes de solidarité avec les migrants qui n’existaient pas avant : les bateaux de SOS Méditerranée, l’accueil de mineurs isolés chez soi, etc.
Ce sont des réactions de la société civile, qui voit la détresse en bas de la rue et essaie de trouver des solutions. Enfin, les gens se tournent de plus en plus vers les combats liés à l’écologie. L’articulation entre luttes sociales et écologiques est vraiment un fait nouveau.
Quels sont les grands domaines de la solidarité où les enjeux sont les plus forts ?
J’en vois deux : le droit à l’alimentation et le droit à l’emploi. Depuis les années 1980, il n’y a pas assez d’emplois pour tout le monde, les gens sont au chômage et se sentent inutiles… On verse des allocations à des personnes désespérées, qui développent des problèmes de santé physique et mentale.
Parmi les réponses à ce système absurde, il y a une expérimentation intéressante, née en 2016, appelée « territoires zéro chômeur de longue durée ». Elle est portée par un collectif d’associations, dont ATD Quart Monde, le Secours catholique et Emmaüs, et cherche à faire correspondre sur les territoires des emplois décents et stables avec des gens qui veulent travailler. Les résultats sont très positifs même si cela ne résoudra pas le problème du chômage.
La crise climatique est l’occasion, selon vous, d’inventer de nouvelles solidarités. Lesquelles ?
Les plus démunis sont les plus impactés par les problèmes écologiques et climatiques : ils vivent souvent dans les zones les plus polluées, les plus exposées aux catastrophes naturelles… Quand il fait trop chaud, ils n’ont pas les moyens d’installer la climatisation et la piscine dans le jardin. C’est très injuste parce que c’est eux qui polluent le moins. Il faut donc inventer de nouvelles solidarités qui soient à la fois sociales et écologiques. Et des initiatives dans ce domaine, il y en a à la pelle et partout ! Un exemple : le mouvement Vrac (Vers un réseau d’achat en commun), qui permet aux personnes des quartiers en difficulté d’avoir accès à des aliments bio, locaux, sans emballage et à bas prix.
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