Porter la culture du monde du travail où on ne l’attend pas : tel était le projet commun de la CMCAS Bayonne et du comité d’entreprise de Gascogne Dax, usine papetière. Vendredi 26 février dernier, trente salariés ont porté haut et fort « les mots qui les travaillent » sur scène à Dax, au cours d’une lecture théâtralisée.
« D’habitude, j’ai tendance à rentrer du boulot, à retirer mon bleu de travail et à me précipiter pour jouer dans les bars. Pas ce soir. Ce soir, j’étais dans le monde ouvrier. Ce soir, j’étais là en tant que travailleur musicien ». Derrière sa batterie, revêtu de l’uniforme de la société de nettoyage qui l’emploie, Olivier Quesada est un salarié comme les autres. À moins que les autres salariés qui l’entourent sur la scène de l’Atrium de Dax (Landes), ne lui soient plus que jamais semblables : créateurs, auteurs et artisans de leur propre expression. Ils et elles sont monteurs, gaziers, opérateurs, hôtesses de caisse de la grande distribution ; ils et elles portent les marques d’entreprises – Erdf, EDF, du groupe papetier Gascogne, ex-Sopal – au gré de la répartition aléatoire des rôles. Au travers de la lecture de nouvelles sociales inspirées de leur expérience de travail et de vie, devant plus de deux cents spectateurs, ils et elles ont porté le monde du travail là où on ne l’attend pas. Là où il a pourtant toute sa place, insiste Olivier Lahitte, président-lecteur de la CMCAS Bayonne : « Faire en sorte que le monde du travail et ouvrier, par l’intermédiaire de ses comités d’entreprise, se retrouve dans ces endroits inattendus, c’est quelque chose d’extraordinaire. La plupart des salariés vont s’arrêter devant la porte, et se dire que ce n’est pas leur place. Ce soir, ils passent directement de la rue à la scène. »
Co-construire des solidarités
Premier spectacle vivant de cette ampleur, Ces mots qui nous travaillent est l’aboutissement d’une volonté politique d’éducation populaire, dont les premières expérimentations remontent à plusieurs années du côté de la CMCAS. Avec le comédien Métélok, co-auteur et metteur en scène du spectacle, les élus des Activités Sociales souhaitent construire des projets portant le monde du travail et sa culture au-delà des lieux de production. Parce qu’ils sont aussi lieux de création, insiste Eddy Combret, secrétaire général de la CMCAS : « Ce que tu engages dans ton travail, ton geste professionnel, tes relations avec tes collègues, ta famille, les clients ou usagers, sont producteur de richesses, qui sont sous-estimées par la société, et souvent par les salariés eux-mêmes. » C’est ainsi qu’en 2012, Dom Roy, auteur de nouvelles sociales convaincu que les salariés sont « les grands oubliés du monde de la fiction », côtoie les monteurs d’Erdf, puis les gaziers de Grdf. En sont issues deux nouvelles, Le réseau du plus fort (à lire ci-dessous) et Fanny aux bars, qui depuis circulent en tous lieux et de bouche en bouche : dans les agences de distribution, les centres de vacances, les bibliothèques et les librairies, les bars et les festivals. Les nouvelles sont distribuées à chaque rencontre. Un projet cher au réseau des Pratiques amateurs aux rendez-vous de la lecture et de l’écriture (Parle).
L’année dernière, l’envie germe de fédérer les travailleurs au-delà de la branche des Industries Électrique et Gazière. La CMCAS Bayonne se rapproche alors du comité d’entreprise de Gascogne Dax, dont l’usine d’emballages appartient au dernier groupe papetier français, très implanté dans les Landes. « Dubitatifs » en premier lieu, ses élus se lancent finalement dans la co-construction d’une première lecture commune avec la CMCAS Bayonne, au salon du livre de Dax en avril 2015. « En tant que délégué syndical, je suis obsédé par la reconstruction de solidarités, affirme Cyrille Fournet, technicien en maintenance et élu du CE de Gascogne Dax. Ce projet était une occasion de les reconstruire, différemment. On a réussi à parler de politique, uniquement avec notre cœur et ce qu’on pense de l’humain : ce qu’on a du mal à exploiter dans le travail. » Menacée de disparition en 2012 par un groupe au bord du dépôt de bilan, l’usine de Dax et ses deux voisines de Mimizan ont depuis remonté la pente après le rachat de sa filière landaise par des investisseurs locaux. Quelques temps après avoir frôlé la catastrophe économique et sociale, les élus et les salariés de l’usine de Dax accueilleront eux aussi Dom Roy, en mars 2015 : de ces rencontres naîssent « 6/4, 6/4, 6/4, Jeu, Set et Match » (à lire ci-dessous) et « Tout fout le Kampf ». Parallèlement, Jean-Michel Maysonnave écrit sa propre nouvelle, Jeux de maux ; opérateur sur une machine de production et secrétaire général du CE de Gascogne Dax, il la lira sur la scène de l’Atrium de Dax.
Écrire et lire, pour mieux dire et entendre
Théâtralisée et fictionnalisée, l’expérience de travail et de vie quotidienne prend un relief tout particulier, y compris aux yeux des salariés eux-mêmes. Qu’elle se loge dans le regard porté par l’auteur, du côté du metteur en scène qui fait tourner un peu le décor, la liberté artistique chamboule et construit en miroir la liberté de parole du salarié. Mais une chose est sûre, « quand les salariés parlent de leur travail, ils savent de quoi ils parlent » insiste Olivier Lahitte. Dans les nouvelles portées par la CMCAS et le CE de Gascogne Dax, il est question des cadences de travail (6/4)(1), des coupures d’électricité pour impayé (Le réseau du plus fort), du décalage permanent avec la vie familiale, de l’invisibilisation de certains salariés. « Ça nous sort du monde du travail, et en même temps on ne fait qu’en parler… admet Jean-Michel Maysonnave. Mais c’est une autre manière de l’approcher, plus ludique, plus joyeuse. On évoque la souffrance au travail, mais avec humour. C’est une autre manière de porter des revendications, sauf que les gens seront plus à l’écoute ».
Devenant narrateurs de leur propre expérience, les salariés se réapproprient leurs pratiques. Au-delà des expériences professionnelles, au travers des lectures ce sont des expériences de vie qui circulent et se réfléchissent les unes les autres : chacun s’y reconnaît et reconnaît l’autre dans toute sa complexité, au-delà des différences – de métiers, de contrats, de statut. « Comme dans un roman, on s’identifie, raconte Sophie Saint-Germain, salariée depuis 27 ans chez Leclerc et lectrice dans Ces mots qui nous travaillent. Dans ces nouvelles aussi, on se retrouve ; sauf que c’est notre propre vie. C’est comme s’il y avait besoin de se l’entendre dire, pour s’en rendre compte. » Parfois gênés par leur manque d’expérience artistique, certains salariés concèdent « faire de la lecture », comme s’ils n’osaient pas s’approprier le statut d’auteur ou de lecteur de plein droit. « On ne s’excuse pas d’être des amateurs réaffirme toujours Métélok, intervenant régulier dans le monde du travail aux côtés de la CMCAS. On n’a pas à s’excuser d’être là. Je veux que le public ait la même exigence. »
Poursuivre le travail
Le spectacle a, pour sûr, quelque chose d’exceptionnel. Il a généré une forme de reconnaissance, par la présence d’élus locaux et d’une députée, et, dans un autre genre, du directeur de l’usine de Dax. Une autre manière de créer du lien, quand au sein des entreprises le dialogue social est déséquilibré. À peine remis de leur performance, les élus des deux CE travaillent déjà sur la suite, qu’ils souhaitent plus ambitieuse encore. Du côté du CE de Gascogne Dax, « une envie de continuer au moins aussi forte que le trac avant de monter sur scène », assure Cyrille Fournet. Côté CMCAS, Olivier Lahitte promet de « continuer ce travail avec d’autres CE » : « il y a encore des secteurs du monde ouvrier et salarié qui sont à découvrir, et à fédérer. »
(1)↑ Rotation de quatre équipes pratiquant des postes de six heures, selon un rythme de travail de deux matins, deux après-midi, et deux nuits.
Pour recevoir les nouvelles, il suffit d’envoyer un mail à Métélok : metelok@hotmail.com
Tags: CMCAS Bayonne Pratiques amateurs
La réussite de ce spectacle repose sur son improbabilité, son authenticité et sa simplicité issue de qualités humaines insoupçonnées. Ce superbe article relate et traduit avec justesse, le vécu d’une expérience rare et riche. Merci.