« Ceux qui travaillent », un tableau au vitriol du piège capitaliste

"Ceux qui travaillent", un tableau au vitriol du piège capitaliste | Journal des Activités Sociales de l'énergie | 75118 Visions sociales 2019

© Sandrine Jousseaume / CCAS

Pour son premier long métrage, présenté en avant-première au festival Visions sociales et en salles depuis le 25 septembre, Antoine Russbach s’attaque directement au cœur de la machine capitaliste, tout en interrogeant le spectateur sur ses propres modes de vie et de consommation.

"Ceux qui travaillent", un tableau au vitriol du piège capitaliste | Journal des Activités Sociales de l'énergie | 84030Dans « Ceux qui travaillent », Olivier Gourmet incarne Frank, cadre supérieur dans une grande compagnie de fret maritime en Suisse, qui consacre sa vie au travail. Alors qu’il doit faire face à une situation de crise à bord d’un cargo, Frank prend – seul et dans l’urgence – une décision qui lui coûte son poste.

Profondément ébranlé, trahi par un système auquel il a tant donné, le voilà contraint de remettre toute sa vie en question. Incapable d’avouer à sa famille qu’il est chômage, il se débat alors entre combativité et culpabilité tandis que les siens refusent de quitter leur luxueuse insouciance pour tenter de comprendre ce père par qui l’argent, puis le scandale arrivent.

Un film qui pose davantage de questions qu’il n’apporte de réponses… et laisse au spectateur sa part d’interprétation.

Sous les abords de la fiction, votre film est très réaliste, voire politique. Pourquoi ?

C’est pour moi important de réaliser un premier long métrage qui tente l’exercice de regarder le monde, pour offrir au spectateur une sorte de miroir de la société contemporaine. J’ai voulu interroger tous les pièges dans lesquels le capitalisme nous enferme. J’essaie de nous amener à réfléchir sur notre manière d’envisager le travail et la consommation aujourd’hui.

« Dans un pays où le travail ne manque pas, où le capitalisme « fonctionne », il est intéressant de questionner les principes de ce système. »

Souvent, les films qui abordent la question du travail le font du point de vue des ouvriers. Votre héros, incarné par Olivier Gourmet, fait, lui, partie des privilégiés.

Effectivement, il y a beaucoup de films qui abordent le travail des plus exploités, souvent très bons d’ailleurs. Quand on vit en Suisse, où le chômage est quasi inexistant [seulement 3 %, ndlr], où le capitalisme « fonctionne », il est intéressant de questionner les principes de ce système.

Le début du film rappelle « la Promesse », des frères Dardenne, où Olivier Gourmet incarne un patron d’entreprise du bâtiment qui cache la mort d’un sans-papier pour « ne pas avoir de problèmes ». Avez-vous pensé à ce film en réalisant le vôtre ?

Consciemment non, mais « la Promesse » est l’un des films qui m’ont profondément marqué, comme toute l’œuvre des frères Dardenne. J’ai passé dix ans en Belgique, je suis imprégné de cette culture. Quand on fait un film naturaliste, et que l’on choisit pour acteur principal Olivier Gourmet, le public établit naturellement le lien avec les œuvres des frères Dardenne. Cela ne me dérange pas, même si avec « Ceux qui travaillent », j’ai vraiment essayé de développer des problématiques qui me sont propres.

« On a souhaité réaliser un film qui soit aussi confus et complexe que la réalité. »

Votre film n’est pas du tout manichéen. Aucun des personnages, à l’exception peut-être de la benjamine de la famille, n’est totalement « innocent ». Pourquoi ce choix ?

Avec mon coscénariste et ami de longue date Emmanuel Marre, on a souhaité réaliser un film qui soit aussi complexe que la réalité. On ne veut pas laisser l’opportunité au spectateur de se replier dans ses retranchements idéologiques pour trouver une solution facile à un problème très compliqué. C’est une hygiène d’écriture pour nous. Il faut qu’un film aille plus loin qu’un article de journal ou qu’un article universitaire traitant du même sujet.

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© Condor distribution

Dans la fiction, on peut imiter le désordre total qu’est la réalité en mettant en scène des personnages qui ont commis des erreurs, des compromissions, et ne sont pas totalement détestables pour autant. C’est souvent le cas dans la vie. Le rôle de la littérature et du cinéma, c’est justement de nous aider à apprivoiser ce genre de situations désordonnées. On a tous une idée de ce qui est bien ou mal… mais c’est plus compliqué de savoir comment se comporter une fois qu’on a déjà un pied dans un système corrompu. Mon cinéma se situe à cet endroit-là : il ne peut pas être simpliste sinon il ne sert plus à rien !

Comme lorsque le fils exige de l’argent de son père tout lui reprochant d’avoir commis un acte irréparable dans le cadre de son travail…

Oui, on est tous pris dans de telles contradictions. On voudrait être « éthique », mais on a un rapport un peu schizophrène à la consommation. On est préoccupé par l’avenir du monde mais on continue d’agir d’une manière qui accélère le réchauffement climatique. Dans notre société, il est quasiment impossible d’agir ou d’acheter quelque chose en étant sûr que cela ne nuira pas. Du coup on passe son temps à « négocier » avec soi-même. C’est ce que je voulais montrer.

« Le film pose cette question simple : vit-on vraiment bien quand on a tout ce que la société nous pousse à désirer ? Est-ce que cela suffit ? »

« Ceux qui travaillent » est-il une critique de la « réussite sociale » ?

Mon personnage a de l’argent, donc il ne va pas se retrouver en difficulté tout de suite en perdant son emploi. Néanmoins, c’est quelqu’un qui vient d’un milieu modeste, qui a pu grimper les échelons grâce à son travail. Il a beaucoup donné de son énergie ; il a joué à fond le jeu du capitalisme et pour lui cela a fonctionné. Mais au prix de son bonheur personnel : il s’est sacrifié au nom de cet idéal supposé. La famille qu’il a construite n’a pas à vivre les mêmes angoisses que celles qu’il a connues durant son enfance.

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© Condor distribution

Au final, ses enfants sont des petits-bourgeois qu’il méprise. Il a construit une prison dorée : une belle maison, un niveau de vie confortable dont il ne jouit pas. Le film pose cette question simple : vit-on vraiment bien quand on a tout ce que la société nous pousse à désirer ? Est-ce que cela suffit ?

Ce film pose aussi la question du sens du travail ?

Oui, il parle du fait qu’aujourd’hui la finalité de notre travail est souvent très éloignée de nous. L’illusion de virtualité du monde est terrible. Au début du film, Frank demande au capitaine d’un navire de mettre un clandestin par-dessus bord. Il n’a jamais vu le capitaine et ne verra jamais le clandestin. Pourtant il a ordonné de tuer un homme, c’est un acte bien réel, que j’ai délibérément placé hors champ.

Jusqu’à la fin, vous prenez un malin plaisir à surprendre le spectateur, à le désorienter.

C’est très important que les spectateurs sortent de la salle avec des questions, surtout pas des réponses. En tant que cinéaste, je n’ai pas de solutions à imposer. C’est un film qui montre, je crois, plein de choses que l’on ne veut pas voir au quotidien. Il est délibérément perturbant !

Quels sont vos projets ?

« Ceux qui travaillent » est le premier volet d’une trilogie. Le deuxième, « Ceux qui combattent », posera la question de la sécurité, et le troisième, « Ceux qui prient », sera consacré à ceux qui s’occupent de notre vie spirituelle. A priori ils auront également pour cadre la Suisse.

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