Décembre 1936. Sur le plan de la politique intérieure, communistes, radicaux et socialistes restent d’accord sur les grandes lignes. Mais l’aggravation des tensions internationales creuse des fossés de plus en plus profonds entre les trois composantes du Front populaire. C’est le quatorzième épisode de notre chronique de 1936.
« Il est revenu un espoir, un goût du travail, un goût de la vie. La France a une autre mine, un autre air. Le sang coule plus vite dans un corps rajeuni. Tout fait sentir qu’en France la condition humaine s’est relevée », déclare le président du Conseil, le socialiste Léon Blum, le 31 décembre 1936. Avec le recul de l’histoire, il apparaît qu’il y a dans cette déclaration autant d’emphase que d’autopersuasion. Car s’il a accompli durant l’été de très importantes réformes sociales, le Front populaire est, en cette fin d’année 1936, en proie à des divisions croissantes.
Le choc des procès de Moscou
Dès le mois d’août 1936, le premier procès de Moscou, qui voit la condamnation à mort de Grigori Zinoviev, de Lev Kamenev et de quatorze autres dirigeants historiques de la révolution de 1917, sème le doute dans la gauche française. Même si la scission entre communistes et socialistes s’était faite sur une divergence de fond, exprimée lors du congrès de Tours en 1920, sur l’adhésion, ou non, aux thèses bolcheviks, les deux grandes forces de gauche gardaient en commun l’admiration pour l’URSS.
Or, avec les procès de Moscou, ce sont les fondements même des libertés démocratiques qui semblent bafouées dans l’unique patrie du socialisme réel. Les accusés n’ont pas même droit à un avocat, et leurs sidérants aveux – comment croire que de vieux dirigeants révolutionnaires aient été depuis tant d’années des saboteurs au service du fascisme ? – laissent à penser qu’ils ont été torturés. Les socialistes critiquent ces procès iniques et le trouble se répand même dans les rangs communistes.
Dans ce contexte, la publication en novembre 1936 du « Retour de l’URSS » d’André Gide fait l’effet d’une bombe. Sans être encarté, le célèbre écrivain était un compagnon de route du Front populaire, sympathisant de l’URSS. Il s’y rend, avec cinq autres écrivains, au début de l’été 1936 et en revient terriblement désenchanté. « Nous admirons en URSS un extraordinaire élan vers l’instruction, la culture », écrit Gide, qui constate hélas qu’il « est admis d’avance et une fois pour toutes que, sur tout et n’importe quoi, il ne saurait y avoir [en URSS] plus d’une opinion. Du reste, les gens ont l’esprit ainsi façonné que ce conformisme leur devient facile, naturel, insensible. […] Chaque matin, la “Pravda” leur enseigne ce qu’il sied de savoir, de penser, de croire. Et il ne fait pas bon sortir de là ! »
Outre le formatage des esprits par la propagande, Gide dénonce les inégalités flagrantes entre le peuple et la nomenklatura, la corruption de cette dernière, ou encore les difficultés du ravitaillement. « Retour de l’URSS » s’arrache : 150 000 exemplaires sont vendus en quelques mois. Comme le premier procès de Moscou, quelques mois plus tôt, le livre divise le Front populaire, entre radicaux critiquant l’URSS et communistes la défendant.
Tergiversations à l’international
La discussion n’est pas que théorique. Elle implique la politique internationale de la République française. Les puissances fascistes se montrent de plus en plus menaçantes. Le 1er décembre 1936, l’Allemagne nazie crée les Jeunesses hitlériennes, enrôlant de manière obligatoire tous les jeunes gens dans une organisation paramilitaire, et accélère sa politique de réarmement. Face à cette menace, la République française doit-elle renforcer son alliance militaire avec l’URSS, signée en 1935 par un certain Pierre Laval, alors président du Conseil, mais jamais mise en œuvre ? Sur cette question brûlante, le gouvernement du Front populaire tergiverse.
C’est encore la situation internationale qui provoque la première division de la majorité parlementaire de gauche issue des élections de mai 1936. Le 5 décembre, les 72 députés communistes s’abstiennent sur un vote de politique étrangère pour protester contre l’absence de soutien à la République espagnole, qui lutte pour sa survie face aux troupes de Franco aidées par l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste. Le Parti communiste a beau déclarer son « vif désir de n’avoir plus à l’avenir à émettre un vote semblable et de pouvoir collaborer étroitement et fraternellement à l’œuvre gouvernementale », la division s’est bel et bien installée entre les trois forces du Front populaire.
Chronique de l’année 1936Quatre-vingts ans après l’arrivée au pouvoir du Front populaire, le Journal en ligne entame une chronique de cette période qui a marqué l’histoire, et se révèle aujourd’hui pleine d’enseignements. |