Face à l’ampleur du défi climatique, il faut inventer une nouvelle géopolitique, plus solidaire et plus attentive aux inégalités, estime François Gemenne, membre du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) et spécialiste des enjeux migratoires liés aux changements environnementaux.
Quelle responsabilité les pays industrialisés portent-ils dans les émissions cumulées de gaz à effet de serre depuis deux siècles ?
François Gemenne : Une responsabilité considérable, historique mais aussi morale. Historique parce que le développement des pays industrialisés s’est largement construit à partir des énergies fossiles. En 1960, par exemple, l’Europe représentait 42 % des émissions mondiales de CO2. Sachant que la durée de vie du CO2 est très longue (plus d’un siècle), cette responsabilité est très forte.
On entend souvent l’argument selon lequel la France ne représente plus aujourd’hui qu’1 % des émissions de gaz à effet de serre [GES, ndlr] ou que l’Europe n’en représente plus que 15 %. C’est vrai mais il ne faut pas oublier que l’essentiel des GES produits dans le passé par les pays européens est toujours présent dans l’atmosphère.
Et les compagnies pétrolières ?
Les compagnies pétrolières, minières et gazières portent aussi une lourde responsabilité morale, voire juridique : toute une série de travaux montrent que dès les années 1960-1970 ces compagnies étaient au courant des impacts de leur activité sur le changement climatique et qu’elles ont sciemment cherché à cacher ces impacts, voire à organiser des campagnes de désinformation.
Mais, aujourd’hui, c’est la Chine qui est le premier émetteur de gaz à effet de serre (23,5 % des émissions mondiales en 2016), loin devant les États-Unis (11,8 %)…
Oui, mais la Chine est aussi le pays le plus peuplé du monde. Si on rapporte ses émissions au nombre d’habitants, on constate qu’un Chinois émet aujourd’hui à peu près autant de GES qu’un Européen. Le développement rapide de la Chine ces dernières années s’est accompagné d’une augmentation très forte de ses émissions de GES parce qu’elle a suivi, comme l’Europe, un mode de développement fondé sur les énergies fossiles.
Les objectifs que nous nous donnons ressemblent trop souvent à des résolutions de Nouvel An.
Pour éviter de dépasser les 2°C de hausse des températures, les pays industrialisés doivent réduire de 80 % leurs émissions de gaz à effet de serre à l’horizon 2050. N’est-ce pas totalement irréaliste ?
Le problème, c’est que nous avons attendu très longtemps pour agir. Et plus nous attendons, plus l’effort à fournir est important. Les objectifs que nous nous donnons ressemblent trop souvent à des résolutions de Nouvel An. En agissant si peu et si tard, nous nous retrouvons face à des objectifs de moins en moins réalistes.
N’est-ce pas le dogme de la croissance qui rend ces objectifs intenables ?
Absolument. Nous poursuivons encore cette logique de croissance comme si le succès de nos politiques économiques était mesuré par la seule augmentation du PIB. Le grand défi, aujourd’hui, c’est d’avoir des indicateurs qualitatifs où la croissance ne voudrait pas forcément dire « plus » mais aussi « mieux ».
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Vous évoquez l’ »utilité sociale » de certaines émissions de GES ainsi que la légitimité des pays pauvres à polluer. N’est-il pas illusoire de vouloir moraliser le capitalisme en faisant le tri entre bonnes et mauvaises pollutions ?
Bien sûr. C’est très compliqué d’un point de vue méthodologique et pratique. Aujourd’hui, nous avons une vision uniquement comptable des émissions de GES. Or, toute activité humaine produit des GES. Il serait donc utile de s’interroger sur la nature de ces émissions : lesquelles sont justifiées ou justifiables ? Lesquelles le sont moins ?
Prenons l’exemple d’un vol aller-retour Paris-New York : il produit la même empreinte carbone qu’il transporte des étudiants pour une année d’échange dans une université américaine ou des gens qui vont faire du shopping le week-end sur la Cinquième Avenue. L’utilité sociale de ces deux déplacements n’est évidemment pas comparable et il me semble important d’en tenir compte.
Pour certains pays, augmenter leurs émissions de GES représente une nécessité vitale parce qu’ils sont face à d’énormes enjeux de lutte contre la pauvreté. Je pense qu’il faut admettre que les pays industrialisés doivent baisser leurs émissions également pour permettre à certains des pays les plus pauvres d’augmenter les leurs.
Le Giec, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, dont vous êtes membre, va bientôt finaliser son sixième rapport. Ces rapports, dont le premier a été publié en 1990, sont-ils encore utiles face à l’indifférence, voire au cynisme des plus gros pollueurs ?
Je pense que ces rapports ont encore une grande utilité. Ils formalisent le consensus scientifique sur le changement climatique et le rendent accessible aux décideurs et au public. Mais il est vrai que chaque rapport est un peu condamné à répéter en partie ce que dit le précédent. Des documents moins longs, portant sur des sujets plus précis et plus controversés, et publiés à intervalles plus rapprochés, seraient peut-être plus utiles.
Une bonne partie des migrants économiques qui arrivent en Europe ont dû quitter leur pays en raison de la dégradation des conditions environnementales.
L’Europe doit-elle se préparer à une vague de « migration climatique » dans les prochaines années ?
Nous avons tort de parler de ce sujet uniquement au futur. Le climat est déjà aujourd’hui un des principaux facteurs de migration et de déplacement de populations. En 2020, plus de 30 millions de personnes ont été déplacées à la suite d’événements climatiques (sécheresses, inondations, ouragans).
Les événements climatiques causent trois fois plus de déplacements que les guerres et les violences. Le débat politique sur l’immigration en Europe est toujours façonné par cette dichotomie entre migration politique et migration économique. Comme s’il y avait des bons réfugiés politiques et des mauvais migrants économiques. En réalité, une bonne partie des migrants économiques qui arrivent en Europe ont dû quitter leur pays en raison de la dégradation des conditions environnementales. En Afrique subsaharienne, un ménage sur deux dépend de l’agriculture de subsistance, un type d’agriculture très vulnérable aux variations du climat.
Vous estimez qu’il faut faciliter les migrations plutôt que les empêcher. Ce point de vue, largement défendu dans les négociations internationales sur le climat, semble bien loin des discours politiques dominants…
Nous sommes bloqués dans un paradigme de l’immobilité : nous sommes convaincus que dans un monde idéal chacun resterait chez soi et que les migrations n’existeraient pas. Nous considérons qu’elles sont une sorte d’anomalie politique, un problème à résoudre ou une crise à gérer.
Il faut que nous admettions que les migrations sont une transformation structurelle du monde à laquelle nous ne pouvons pas résister. Il est possible d’organiser ces migrations pour qu’elles se passent de façon plus sûre, plus régulière, au bénéfice à la fois de ceux qui migrent mais aussi de ceux qui les accueillent et des régions de départ des migrants. Mais cela demande de l’organisation et donc du courage politique.
Êtes-vous, comme le philosophe italien Antonio Gramsci, un pessimiste de la pensée et un optimiste de l’action ?
Le grand défi concernant le changement climatique, c’est de ne pas le voir de façon binaire : gagné ou perdu. Chaque tonne de CO2 compte. Il faut accepter l’idée qu’il n’y aura pas de retour en arrière, pas de retour à la normale. Accepter que le changement climatique est irréversible. À partir de là, on peut retrouver une forme d’optimisme de l’action. Car, si nous ne pouvons pas revenir en arrière, nous pouvons encore choisir le chemin que nous allons emprunter.
Pour aller plus loin
Les ouvrages de François Gemenne sont disponibles sur la Librairie des Activités Sociales
Attention : il est nécessaire de se connecter sur ccas.fr avec un NIA et un mot de passe pour accéder au site de la librairie.
« Géopolitique du climat. Les relations internationales dans un monde en surchauffe »
De François Gemenne, Armand Colin, 2021, 207 p., 22,90 €.
« Atlas de l’anthropocène »
De François Gemenne et Aleksandar Rankovic, Presses de Sciences Po, 2021, 176 pages, 25 €.
« On a tous un ami noir. Pour en finir avec les polémiques stériles sur les migrations »
De François Gemenne, Fayard, 2020, 256 pages, 17 €.
Tags: Environnement Précarité Réfugiés