Georges Duffau-Epstein : « Mon père a mis son intelligence, son courage et sa vie au service de la Résistance »

Georges Duffau-Epstein, ancien agent EDF et retraité CCAS, fils de Joseph Epstein, résistant communiste FTP-MOI arrêté avec Missak Manouchian en 1943.

Ancien agent EDF et retraité de la CCAS, Georges Duffau-Epstein livre l’histoire de son père, Joseph Epstein, résistant communiste juif polonais exécuté en 1944, chef des FTP de la région parisienne, entré symboliquement au Panthéon le 21 février 2024. Photo : exposition Joseph Epstein, galerie Éric Dupont, 2009. ©Frédéric Delpech/pascalconvert.fr

Il est le fils de Joseph Epstein, résistant juif polonais communiste et chef des FTP parisiens dont le nom figure désormais à l’entrée du caveau de Missak Manouchian au Panthéon. Georges Duffau-Epstein, ancien agent EDF puis directeur à la CCAS, revient sur son histoire familiale, et sur celle de son nom, qu’il doit à l’ultime acte de résistance de son père.

L’entrée au Panthéon de Missak Manouchian et de ses compagnons résistants le 21 février dernier a été l’occasion de rappeler le rôle qu’ont tenu les résistants étrangers, communistes pour la plupart, dans la lutte contre le fascisme et pour la libération de la France.

Parmi eux, Joseph Epstein, dit Colonel Gilles. Ce militant polonais en exil a dirigé l’action des effectifs des Francs-tireurs et partisans (FTP) de l’Île-de-France. Arrêté le 16 novembre 1943 aux côtés de Missak Manouchian, chef des FTP-MOI (main d’oeuvre immigrée) de la région, dont il était le supérieur hiérarchique direct, il a été jugé et exécuté séparément des 23 résistants du Groupe Manouchian, le 11 avril 1944, sous une fausse identité, à 32 ans. Son fils, Georges, avait deux ans.

Quatre-vingts ans plus tard, Georges – le « Petit Microbe », comme l’appelle tendrement son père dans la dernière lettre qu’il lui a écrit avant son exécution – était présent, dans la foule des familles, des militants, des élus et des représentants des corps constitués, lors de la cérémonie du 21 février qui a panthéonisé pour la première fois des résistants étrangers. Président de l’Association pour le souvenir des fusillés du Mont-Valérien et d’Île-de-France, et de l’Association des Amis du musée de la Résistance nationale, musée dont la CCAS est partenaire, il revient avec nous sur son histoire.


Comment avez-vous vécu la cérémonie du 21 février au Panthéon ?

Georges Duffau-Epstein – Évidemment avec une grande émotion. C’était déjà le cas la veille, au Mont-Valérien. Missak Manouchian est entré dans la crypte pour la nuit, en empruntant le chemin qu’il avait parcouru avec ses vingt-deux camarades – qui furent torturés dans les locaux de la préfecture de police de Paris – depuis leurs cellules vers la carrière de leur exécution. Le 21 février, nous avons vu la foule assemblée malgré la pluie battante pour une cérémonie sobre et très belle. C’est toutes les résistantes et tous les résistants d’origine étrangère, et leurs compagnons, qui sont entrés à la suite des époux Manouchian dans le Panthéon.

J’ai retenu que le président Macron avait prononcé cinq ou six fois le mot « communiste » pour indiquer ce qui unissaient ces femmes et ces hommes, par-delà leurs origines, dans un engagement commun. L’interprétation de « L’Affiche rouge » par Arthur Teboul et son groupe Feu ! Chatterton, que mes petits-enfants connaissent et apprécient, m’a bouleversé et m’a semblé comme un passage de témoin de l’esprit de la Résistance à cette génération nouvelle.

Quelle a été votre réaction en apprenant la présence au Panthéon des représentants du Rassemblement national ?

Je me suis exprimé sur cette venue dans les médias. Je ne peux pas oublier que parmi les fondateurs du Front national, il y avait des anciens vichystes, des gens qui ont combattu mon père et ses camarades jusqu’à les conduire à la mort.

Lorsqu’on défend la préférence nationale, lorsqu’on défend le droit du sang et non pas le droit du sol, lorsqu’on propose d’expulser tous les immigrés qui n’ont pas de papiers, on n’a rien à faire à la cérémonie d’hommage à la résistance communiste et à la participation de nos camarades étrangers dans la libération de la France.

Certes, ils sont députés, donc des gens ont voté pour eux. Mais ils auraient dû avoir au moins la décence de ne pas venir.

Depuis quelques années, vous êtes devenu un « militant de la Résistance ». En ce moment, vous devez enchaîner les rencontres, les conférences et les interviews ?

Oui, avec toujours l’objectif de transmettre l’histoire de la Résistance et surtout les valeurs qu’ont défendues ces femmes et ces hommes, au-delà de leur nationalité : liberté, démocratie, progrès social, refus du racisme et également de l’homophobie. Cette histoire reste encore à travailler, comme celle de mon père le prouve d’ailleurs. Je suis convaincu que l’entrée au Panthéon des résistants étrangers et communistes va relancer les débats et l’intérêt autour de cette période fondatrice de notre histoire contemporaine.

« En France, il y a des partis politiques qui défendent des opinions vis-à-vis des immigrés qui ne sont pas celles des résistants. Manouchian et les autres, c’était des immigrés, et pour beaucoup clandestins. »

Transmettre cette histoire aux jeunes est aussi un enjeu de taille. Elle soulève bien souvent chez eux une question : « Serions-nous de ceux qui résistent ou bien les moutons d’un troupeau, s’il fallait plus que des mots ? », comme le chantait Jean-Jacques Goldman

Goldman, dont le père fut, il faut le rappeler, un combattant des FTP-MOI. Oui, l’histoire de la résistance au nazisme peut éclairer ces questions dans la situation contemporaine. Elle permet aussi de penser celles de la Nation et de la République.

C’est essentiel, surtout dans l’environnement actuel où l’on voit ressurgir à travers toute l’Europe des idées qu’on pensait totalement disparues. Et en France, il y a des partis politiques qui défendent des opinions vis-à-vis des immigrés qui ne sont pas celles des résistants. Manouchian et les autres, c’était des immigrés, et pour beaucoup clandestins.

Quand mes parents sont arrivés en France en 1931, je ne sais pas s’ils avaient des papiers officiels, mais ils y ont été accueillis. Et aujourd’hui, si je suis Français, c’est parce que le droit du sol existait. Il est donc absolument nécessaire que les jeunes sachent pourquoi ces femmes et ces hommes se battaient.

Je me souviens d’une longue après-midi passée à discuter avec des jeunes de toutes origines, élèves d’un lycée professionnel de Saint-Denis, à quelques jours des attentats du Bataclan et du Stade de France. Je leur ai dit d’où je venais, et d’où mes parents, leurs amis et camarades étaient issus : juifs d’Europe centrale, Arméniens, Italiens, Espagnols, soldats africains et maghrébins… Nous avons longuement parlé de la nécessité de substituer la solidarité aux communautarismes, au racisme et à l’exclusion, comme l’avaient fait à l’époque les résistants. Au moment de nous séparer, au lieu du traditionnel « au revoir » collectif, je les revois encore venir me serrer la main un par un… Un très beau souvenir.

Panneau de l'exposition consacrée aux résistants immigrés du Musée de la Résistance nationale, à l'occasion de la panthéonisation des époux Manouchian et des résistants étrangers le 21 février 2024.

L’Affiche rouge, outil de propagande antisémite et anticommuniste utilisée en France par les nazis pour discréditer la Résistance. Panneau de l’exposition consacrée aux résistants immigrés du Musée de la Résistance nationale en 2024. ©MNR

L’exil, la clandestinité et le combat sont au cœur à la fois de votre filiation, de votre vie de petit pupille de la Nation, mais aussi de votre « vrai-faux » état-civil. Duffau n’est pas le nom de votre père…

Ma mère, Perla Grynfeld, m’a parlé très tôt – je devais avoir 7 ou 8 ans – de mon père disparu, du nom que je portais et qui n’était pas le mien. Et quelle histoire !

En 1939, mes parents, des étudiants et militants communistes exilés de Pologne depuis 1930, ayant participé à l’avènement du Front populaire, comprennent très vite qu’ils vont revivre la situation qu’ils ont déjà vécue en Pologne : les juifs, qui plus est communistes, seront pourchassés, arrêtés, emprisonnés, voire pire. Pour que ma mère obtienne la nationalité française, ils organisent donc un « mariage blanc » avec la complicité de leur camarade Jean-Lucien Duffau. Il épouse ma mère en 1937. Ils divorceront début 1940.

Mon père, qui s’était engagé dans les brigades internationales pour combattre aux côtés des Républicains espagnols contre les fascistes et, déjà, les nazis, est emprisonné au camp de Gurs dans les Pyrénées-Atlantiques. Il parvient à le quitter, sur intervention conjointe de l’archevêque de Bordeaux et du maire communiste de Vieux-Boucau (Landes), et s’engage dans la Légion étrangère. Il épouse ma mère en 1940. L’armistice signe leur entrée dans la clandestinité et l’action résistante.

Quand, en 1941, mon père vient déclarer ma naissance à la mairie du 15e arrondissement de Paris, il le fait sous le nom de Duffau, en changeant le prénom de son camarade, engagé dans la Résistance à Bordeaux et en Charente-Maritime. Duffau a été fusillé le 5 octobre 1942, au stand de tir de Balard.

En 1945, ma mère ne parvient pas à rétablir notre état-civil : pour l’Administration, le « vrai-faux » état-civil qui est le mien est parfaitement conforme ! Mon père a pourtant pris soin d’expliquer toute l’histoire dans son testament clandestin. Mais voilà : le subterfuge que mon père a fabriqué pour me protéger va fonctionner soixante ans…

« Ma mère (…) et les amis résistants qui nous entouraient ont répété longtemps : « On n’a rien fait de spécial, simplement ce qu’on croyait juste. » »

Quand vous étiez enfant, quelle image aviez-vous de ce père absent à jamais ?

Une image complètement fausse, celle d’un demi-dieu. De cérémonie en cérémonie, ma mère et moi étions les invités d’honneur ; je portais sur scène les bouquets de fleurs aux artistes présents pour célébrer la Résistance. À ce moment-là, mon père était sur un piédestal. Que pouvait penser un petit comme moi ? Que son père est formidable !

Cependant, ma mère, qui avait été résistante elle aussi, et les amis résistants qui nous entouraient ont répété longtemps : « On n’a rien fait de spécial, simplement ce qu’on croyait juste. » Point. Bien sûr, j’ai découvert par la suite des bouquins qui, sans être consacrés directement à mon père, comportent toujours un chapitre où il est question de mon père. Et pas n’importe lesquels : ceux d’Henri Noguères [« Histoire de la résistance en France », 1967], de Gilles Perrault [« Dictionnaire amoureux de la Résistance », 2014], d’Alber Ouzoulias [« Les Bataillons de la jeunesse », 1967] ou de David Erlich, alias David Diamant, qui a beaucoup travaillé dans les archives du PCF.

Joseph Epstein (à g.) et Missak Manouchian, respectivement chefs des FTP et des FTP-MOI (main d’oeuvre immigrée) de la région parisienne, ont été arrêtés ensemble le 16 novembre 1943 puis fusillés au Mont-Valérien en 1944. Connu sous le nom de Colonel Gilles, Epstein était le supérieur hiérarchique de Manouchian. ©Association des amis du Musée de la Résistance nationale, collection historique

Pour autant, votre père est demeuré longtemps, pour vous son fils comme pour beaucoup, le plus inconnu des résistants.

C’est vrai. Jusqu’à ce qu’en 2003, le plasticien Pascal Convert, qui venait alors de recevoir la commande d’un monument à la mémoire des résistants fusillés au Mont-Valérien, me fasse part de son projet d’écrire une biographie de mon père. Un travail de mémoire dans lequel je l’ai accompagné, et qui est devenu le mien.

Face à lui, devant la caméra, les amis de mes parents comme Lucie Aubrac, Joseph Minc et tant d’autres se sont mis à parler comme je ne les avais jamais entendus auparavant, pour ce qui est devenu en 2009 le film qui accompagne le livre « Joseph Epstein. Bon pour la légende ». Je me souviens aussi du témoignage de la comédienne Esther Gorentin : « Ses activités politiques, je ne m’en souviens pas. Mais quel homme agréable ! Et comme j’aimais sa compagnie ! »

Peu à peu, le jeune homme que mon père était a pris forme : un étudiant en droit, issu de la bourgeoisie juive polonaise et militant communiste, exilé à Paris, et totalement engagé, comme ma mère et tous leurs amis hongrois, allemands, roumains ou tchèques, dans le combat antifasciste.

Et c’est ainsi que le demi-dieu est descendu de son piédestal, en redevenant un jeune militant de 30 ans, drôle, insolent, aimant la vie. Voilà. Mon père était un jeune rebelle, qui a mis son intelligence, son courage et jusqu’à sa vie au service de ce que je considère comme les grandes valeurs de la Résistance : la liberté, la démocratie, la lutte contre tous les racismes et le progrès social.

« Je suis très honoré de porter le nom de Lucien Duffau et je l’accepte, évidemment. »

Votre patronyme, qui est double aujourd’hui, est aussi la marque de l’ultime acte de résistance de votre père.

Oui, Pascal Convert parle à ce propos de « palimpseste » : ce terme désigne les couches manuscrites superposées sur les anciens parchemins qui portent la trace non pas d’une identité mais du brouillage-camouflage de cette identité première, qui, dans mon cas, devient l’identité résistante.

En 2003, vous avez voulu rétablir votre véritable filiation. Encore un parcours difficile ?

J’en ai parlé à Pascal Convert, qui était en relation avec Robert Badinter autour de la conception du monument au Mont-Valérien, alors sénateur des Hauts-de-Seine. Il nous a dirigés vers un cabinet d’avocats en mesure de porter ma requête. Au vu du dossier, les avocats m’ont proposé de demander la permission d’ajouter le nom d’Epstein à celui de Duffau, ce que j’ai fait et obtenu en 2008.

Avez-vous hésité devant ce « montage » proposant d’accoler les deux noms ?

Oui… Deux secondes et demie ! [Rires.] Je suis très honoré de porter le nom de Lucien Duffau et je l’accepte, évidemment. Aujourd’hui, mes petites-filles sont un peu surprises de voir le nom de leur grand-père dans les médias, de voir leur arrière-grand-père dans l’actualité et entrer symboliquement au Panthéon. Sacré passage de flambeau. Je l’espère… non ?


Pour aller plus loin

Joseph Epstein. Bon pour la légende. Lettre au fils, de Pascal Convert, Poche Confluences, 2020« Joseph Epstein. Bon pour la légende. Lettre au fils »
de Pascal Convert, Confluences, 2020

Sous la forme d’une lettre à son fils, ce livre retrace le destin tragique de Joseph Epstein.

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"Avec tous tes frères étrangers. De la MOE aux FTP-MOI" de Dimitri Manessis, Jean Vigreux, Libertalia, 2024« Avec tous tes frères étrangers. De la MOE aux FTP-MOI »
de Dimitri Manessis, Jean Vigreux, Libertalia, 2024

La Main-d’œuvre immigrée (MOI), qui accole ses initiales à celles des Francs-tireurs et partisans (FTP), a une histoire qui remonte aux années 1920 et se poursuit après la Seconde Guerre mondiale.

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La Traque de l'Affiche rouge« La Traque de l’Affiche rouge
documentaire de Jorge Amat, 2006

Un récit de la lutte, de la chute et du procès du groupe Manouchian, résistants d’origine étrangère exécutés en 1943. Un film à voir sur la Médiathèque des Activités Sociales.

Voir sur la Médiathèque (accès libre)


Missak, Mélinée et le groupe Manouchian, BD, JDMorvan, Thomas Tcherkezian, Hiroyuki Ooshima, Dupuis, 2024« Missak, Mélinée et le groupe Manouchian »
bande dessinée de JDMorvan, Hiroyuki Ooshima, Jean-David Morvan, Tcherkézian, 2024

Le destin incroyable et tragique de Missak Manouchian et de son groupe de résistants, exécutés en février 1944. Une bande-dessinée à lire sur la Médiathèque des Activités Sociales.

Voir sur la Médiathèque (accès libre)

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