Fin novembre, la grève a gagné les mines, le rail et la métallurgie. C’est dans ce contexte extrêmement tendu que les usines à gaz, puis les centrales thermiques rejoignent le mouvement. C’est le deuxième épisode de notre chronique sur les grèves de 1947.
La chronique
De l’étincelle marseillaise au brasier national
> Le secteur de l’énergie entre en action
Le spectre de l’instrumentalisation politique
L’ultimatum est clair. « Le personnel des exploitations électriques et de gaz de tout le pays dont le sort est indiscutablement lié à celui des grévistes ne sera et ne se fera pas le complice des affameurs du peuple. En conséquence, si le gouvernement et le patronat persistaient dans leurs intentions et frappent les grévistes ou leurs responsables syndicaux, mettant ainsi en cause le droit de grève ainsi que la liberté syndicale et si, d’autre part, aucune solution favorable n’est apportée d’ici lundi prochain 1er décembre, la Fédération décide que ses adhérents ne fourniront pas les moyens énergétiques qui serviraient à battre leurs camarades en lutte. » Signé de la Fédération CGT de l’éclairage et des forces motrices, ce communiqué du 29 novembre 1947 survient à un moment crucial des grandes grèves de l’automne 1947, qui menacent de se transformer en crise politique.
« Bientôt plus d’électricité »
Mi-novembre, le président du Conseil, le socialiste Paul Ramadier, démissionne. Léon Blum, candidat à sa succession, échoue à obtenir une majorité. Le MRP Robert Schuman prend sa suite. Ce remaniement ministériel ne met pas fin à la dynamique gréviste.
Marseille, point de départ du conflit, est toujours en grève générale. Les rares cargos qui peuvent être déchargés le sont par les soldats du contingent, les dockers étant tous en grève. Marseille est, de fait, aux mains de la CGT qui a installé ses points de contrôle dans la ville, en particulier pour lutter contre le marché noir. Ailleurs dans le pays, mineurs, cheminots et métallos poursuivent la grève pour l’amélioration des salaires et du ravitaillement. Il n’y aura « bientôt plus d’électricité si les mineurs ne reprennent pas le travail » déclare Robert Lacoste, ministre de l’Industrie et du Commerce, le 27 novembre.
Le mouvement gagne tout le pays
C’est dans ce contexte extrêmement tendu que les usines à gaz, puis les centrales thermiques se mettent en grève. Le 1er décembre au matin, le métro parisien cesse de fonctionner, car les centrales thermiques de banlieue, qui approvisionnaient ses rames, sont en grève. Le lendemain, la pression du gaz est à la moitié de sa valeur habituelle en région parisienne, dans le grand nord et sur le littoral méditerranéen (là où les grèves ouvrières sont les plus suivies), ce qui permet de mettre en avant la détermination des grévistes sans compromettre l’outil industriel.
Le mouvement s’étend dans tout le pays. EDF annonce que la production des usines thermiques de Paris est à 30% de leur capacité. Le courant venu des barrages, construits dans l’entre-deux-guerres, permet d’éviter le black-out dans la capitale, mais pour combien de temps ? La grève des électriciens s’étend à Vichy et Clermont-Ferrand et les salariés du barrage de Marèges (Corrèze) entrent à leur tour dans le mouvement. À Saint-Étienne, à Strasbourg, au Mans, à Morlaix, à Cannes, au Havre ou à Aix-en-Provence, les usines à gaz ont cessé toute activité.
Coup de force
C’est dans ce contexte tendu que le gouvernement dirigé par Robert Schuman décide d’employer la manière forte. Son ministre de l’Intérieur, le socialiste et polytechnicien Jules Moch, est chargé des basses œuvres. « Ancien ingénieur de la Marine, je connais la valeur des spécialistes électriciens de l’armée de mer. J’obtiens de Teitgen [alors ministre des Forces armées, ndlr] la concentration à Paris d’une centaine de gradés électriciens, consignés dans des casernes de banlieue pour éviter que leur uniforme, inhabituel dans la capitale, donne l’éveil », raconte-t-il dans ses Mémoires. Les centrales électriques de Saint-Ouen et de Saint-Denis, indispensables à l’alimentation énergétique de Paris, sont prises de force par la police. Des électriciens de la Marine sont chargés de remettre en action les usines.
Le coup de force permet de rétablir l’approvisionnement électrique de la capitale, qui reste cependant fragile – des délestages ont lieu chaque soir entre 17h30 et 22 heures, selon un plan organisé quartier par quartier. Mais il a aussi pour conséquence d’exaspérer les grévistes. Le 4 décembre, une foule de plusieurs centaines de personnes menée par le maire de Saint-Ouen part en direction de l’usine électrique de la ville, réquisitionnée par l’État et gardée par la police. Cette dernière, dépassée, tire à balles réelles sur les manifestants qui tentent de dégager leur lieu de travail à coups de barres de fer. On compte une dizaine de blessés graves dans les deux camps. Ailleurs dans le pays, le sang coule, comme à Valence, où l’on relève trois morts le 7 décembre. Au sein de l’État, on se persuade que le PCF tente de prendre le pouvoir par la force.
Qu’en est-il réellement ? Le troisième et dernier volet de notre enquête historique répondra à cette question.
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