L’art est-il misogyne ?

Déjeuner sur l'herbe - Edouart Manet

Déjeuner sur l’herbe – Edouart Manet

L’art n’a pas de sexe, mais quand on pense aux œuvres majeures de l’histoire de l’art, le corps des femmes est omniprésent. Prisonnières d’un regard quasi exclusivement masculin, rares sont celles qui ont réussi à passer de l’autre côté du tableau. Aujourd’hui, même si des discriminations persistent, les femmes s’emparent de toutes les formes artistiques pour (re)créer un univers qui leur ressemble.

Qu’on ne s’y trompe pas, les femmes sont bel et bien présentes dans le monde de l’art, et ce depuis l’aube des temps. Hier elles s’appelaient Marie, Vénus (avec ou sans bras), Mona, Schéhérazade, Marianne ou Olympia : mères ou déesses, réelles ou allégoriques, courtisanes ou servantes, elles ont en commun d’avoir inspiré ceux qui les ont représentées, dénudées ou sacralisées… Si les corps féminins ont toujours été des sujets de prédilection pour les peintres et sculpteurs et si les femmes sont omniprésentes, à travers des représentations stéréotypées et sexistes, elles sont, hier comme aujourd’hui, extrêmement peu nombreuses à créer les images qui constituent notre environnement visuel. Le regard masculin a dominé depuis toujours, et les représentations artistiques des femmes servent à reproduire des principes tenus pour indiscutables et immuables quant à leur rôle dans la société et à la supériorité du sexe dit « fort » !

Combien de directrices artistiques, de commandes publiques confiées à des femmes, de femmes graphistes sélectionnées dans les biennales ou exposées dans les lieux consacrés ? Même les formes d’art les plus contemporaines excluent les femmes puisque le monde de la bande dessinée peine à les reconnaître tandis que celui du graff reste essentiellement masculin. Combien de cheffes d’orchestre, d’artistes exposées dans les musées, de metteuses en scène et de réalisatrices à qui l’on confie de colossaux budgets ? De cette prise de conscience naissent des luttes, certes encore timides mais dont l’enjeu est fondamental puisque seule la création féminine, et féministe, pourra amener un changement dans notre société des représentations qui engendrera un regard nouveau sur les corps féminins, et sur la place de celles qui les habitent.

Graffiti en l'honneur de Frida Kahlo à Montevideo (Uruguay) © Toniflap

Graffiti en l’honneur de Frida Kahlo à Montevideo (Uruguay) © Toniflap

Les femmes, plus muses que créatrices

Depuis l’Antiquité, malgré leur présence avérée dans la production d’oeuvres artistiques, les femmes ont été évacuées de l’histoire de l’art. Les quelques noms qui surnagent, à l’instar de Camille Claudel, Berthe Morisot, Frida Kahlo ou Marie Laurencin, ne suffisent pas à faire oublier le mythe de l’artiste-génie-créateur, évidemment masculin, qui minimise, voire écarte de toute reconnaissance les oeuvres des artistes femmes.

Guerrilla Girls - V&A Museum, London

Guerrilla Girls – V&A Museum, London sur Flickr

Aujourd’hui encore, en dépit de leur irruption massive sur la scène de l’art tout au long du XXe siècle, les femmes restent plus souvent célébrées comme muses, modèles ou sources d’inspiration que comme créatrices. « Faut-il que les femmes soient nues pour entrer au Metropolitan Museum ? Moins de 5 % des artistes de la section d’art moderne sont des femmes, mais 85 % des nus sont féminins » : placardée en 1989 dans les rues de New York par le groupe d’activistes féministes les Guerrilla Girls, cette affiche ironique fait désormais partie de la collection du musée d’Art moderne ! On a longtemps cru que l’égal accès des femmes à l’enseignement artistique allait les faire émerger. Hélas, alors que depuis le tournant des années 2000 on constate que 60 % des artistes diplômés des écoles des Beaux- Arts en France sont des filles, leur proportion dans les collections publiques reste largement dérisoire, avec une moyenne de 15 %. En 2004, on ne comptait que 5 % d’oeuvres signées par des femmes exposées aux deux étages muséaux du Centre Georges Pompidou, à Paris. Soit le même chiffre qu’avant la Révolution française aux Salons de l’Académie ! Seules quelques figures très établies comme Sophie Calle, Annette Messager ou Louise Bourgeois ont bénéficié d’expositions majeures dans les institutions françaises.

Le genre du marché de l’art

Et si on compte 79 % d’artistes hommes dans les collections des Fonds régionaux d’art contemporain, les oeuvres de femmes ne représentent que 11,5 % des acquisitions : lorsque l’État s’intéresse à un artiste homme, il lui achète en moyenne 14 œuvres, contre 7 pour une artiste femme. La puissance publique a donc un rôle à jouer en la matière, mais lequel ? La  question mérite d’être posée puisque, contrairement à ce que l’on aurait pu croire, la présence accrue de femmes à la tête de musées, centres d’art, revues ou galeries n’a que peu d’incidence sur la représentation d’artistes femmes. La solidarité féminine serait-elle donc un leurre ? Ou cette sous-représentation ferait-elle à ce point partie de notre inconscient collectif ? Éric Fassin, sociologue et spécialiste des questions de genre, commente : « On approche toujours l’oeuvre un peu  différemment lorsque l’on sait qu’il s’agit d’une femme. Autrement dit, le sexe de l’art n’est pas seulement inscrit dans sa production mais aussi dans sa réception. »

La parité en question

Quels moyens pour remédier à ces chiffres alarmants mais constants ? Et la parité est-elle un concept applicable au champ artistique ? Si certain(e)s refusent d’emblée cette option, et en appellent à la responsabilité du commissaire d’exposition pour garantir une représentation équilibrée des deux sexes, d’autres n’hésitent pas à revendiquer la parité en art comme en politique et dans les entreprises, soulignant que ce n’est peut-être pas seulement le champ de l’art qui serait encore sous « domination masculine », mais la société française dans son ensemble. C’est justement l’option militante qu’a choisie le collectif français La Barbe, inspiré des activistes des années 1960-1970 : avec leur nom en forme de ras-le-bol, ces commandos des femmes dotées de postiches qui interviennent régulièrement dans les conseils d’administration des grandes entreprises, au Sénat ou à la Bourse, ont notamment manifesté au Grand Palais le jour de l’ouverture de l’exposition « La Force de l’art » où l’on ne comptait que 7 femmes pour 42 artistes.

Au-delà de ce constat chiffré, pour  l’historienne Geneviève Fraisse, auditionnée dans le rapport sénatorial sur « La place des femmes dans l’art et la culture » en 2013, « l’éviction des créatrices de la sphère publique relève d’une bataille idéologique ». Car, précise l’ex-députée européenne et déléguée interministérielle aux droits des femmes de 1997 à 1998, « la production, acte politique par essence, a un rapport direct avec la jouissance, terrain sur lequel les hommes ont du mal à laisser venir les femmes ». À méditer !

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