L’auteur du Goncourt 2014 où la voix de Georges Bernanos faisait écho au « fragnol » maternel, qui publie aujourd’hui un très savoureux « Petit traité d’éducation lubrique », évoque son rapport aux langues et au monde. Par son parcours et par ses mots, cette fille de réfugiés espagnols devenue psychiatre rappelle l’évidente richesse que constitue l’ouverture aux « autres ».
Quel regard portez-vous aujourd’hui sur « Pas pleurer« , le roman qui vous a valu le prix Goncourt en 2014 ? Que représente cet ouvrage dans votre vie d’écrivain ?
Il se trouve que l’on m’a découvert une maladie grave au moment même où je recevais ce prix. Je me suis dit alors qu’une sorte d’intuition m’avait poussée à écrire un livre testamentaire au sens où il me semble réunir tout ce qui m’intéresse en littérature : l’articulation entre l’intime et le monde. Il ne faut jamais oublier le monde, il nous appelle, il nous convoque. Mais il ne faut pas non plus s’oublier car, désincarné, sans centre nerveux, sans singularité, un livre n’emportera pas ses lecteurs.
Dans « Pas Pleurer », la question des langues est centrale aussi…
Oui, c’est une dimension essentielle du livre : montrer la pluralité des langues, joueuses et poétiques. Dans ce livre, je crois avoir réussi à faire valoir que la langue amoureuse, la langue des métiers, celle des politiques, celle des chansons, auxquelles, souvent, nous renonçons pour nous conformer à une « norme », valent bien celle, plate, que l’on nous sert au journal de 20 heures ! Nous sommes faits d’une infinité de langues qui constituent une formidable richesse et qui, à l’instar du « fragnol » [mélange de français et d’espagnol, ndlr], de ma mère, disent une résistance par rapport à la langue majoritaire qui nous est imposée. S’il y a une vocation de la littérature, c’est bien de faire entendre ces voix, ces vies minuscules que l’on n’entend pas.
« A côté des à côté des sinistres voix fascistes, il y a beaucoup d’initiatives qui réaffirment nos valeurs d’ouverture. »
Vous-même, en tant que fille d’immigrés espagnols, comment avez-vous abordé la langue française, et la littérature ?
La liste des écrivains que j’admire est à peu près infinie, mais le premier livre qui, à 10 ou 11 ans, m’a marquée à vie, c’est « Sans famille » d’Hector Malot. Je ne l’ai pas relu depuis, c’est peut-être un mauvais roman, mais ça m’est égal puisque ce fut une révélation. Mon père était manœuvre, ma mère ne travaillait pas, nous vivions dans une HLM pas terrible, bref, nous étions pauvres. Et pour une fois, dans un livre, les pauvres n’étaient ni montrés du doigt, ni stigmatisés, mais présentés comme des princes ! Cela a été le premier élément, fondamental, d’un renversement de ma vision du monde et de ma condition.
Aujourd’hui, les réfugiés sont particulièrement stigmatisés. La CCAS, qui souhaite les accueillir, subit pressions et menaces. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Je pense qu’il y a une responsabilité criminelle des politiciens, qui considèrent les migrants comme une menace. La langue française est nourrie de mots italiens, espagnols, arabes. Le français donne place aux langues migrantes mais pas, hélas, aux hommes qui viennent d’ailleurs. La période est effroyable et me rappelle les souvenirs de mes parents, réfugiés espagnols qui sont arrivés en France en 1939. Mais, à côté des sinistres voix fascistes, il faut regarder les initiatives comme celles de la CCAS qui va accueillir des réfugiés dans ses centres de vacances, il y a beaucoup d’initiatives qui réaffirment nos valeurs d’ouverture. L’année dernière, un petit livre intitulé « Bienvenue à Calais », dont les droits d’auteur ont été reversés à une association qui s’occupe des migrants, a été publié chez Actes Sud. Ce sont de petites choses, mais cela compte. Car c’est toujours une chance quand l’étranger nous traverse.
Quels sont vos projets aujourd’hui ?
En ce moment, je suis dans une immense expectative. En tant qu’écrivain, je me sens responsable, je veux me confronter au réel. Alors je lis beaucoup, je prends des notes. Je cherche le souffle pour me lancer dans quelque chose en prise avec la société. Je sais, enfin j’espère, que je vais me sentir de nouveau saisie par le besoin impérieux d’écrire, qui m’obsédera 24 heures sur 24 jusqu’au point final du prochain livre comme ce fut le cas pour les précédents. Mais cela ne prévient pas ! Par exemple, pour « Pas pleurer », je lisais Bernanos, et pas une seconde je n’avais pensé consacrer ce livre à ma mère… Et dès que j’ai écrit les premières phrases, j’ai été prise par cette histoire qui m’a fait me coucher à pas d’heure et me réveiller à 5 heures du matin pendant des mois. J’ai la nostalgie de cet état qui ressemble à l’état amoureux.
A lire« Pas pleurer« , de Lydie Salvayre, Seuil (2014), 288 pages, 18,50 €. |
Je n’attendais pas autre chose.