Mai 68, ils l’ont connu en tant que travailleurs et militants de la CFDT. À l’époque, Alain Sandeau était salarié de l’équipement nucléaire, et Alain Perrouas, tout jeune agent chargé des petites interventions. Cinquante ans plus tard, ils se souviennent du « souffle révolutionnaire » qui les a ancrés dans le syndicalisme. Regard croisé sur cette période de leur jeunesse.
Quel âge aviez-vous en 68, et que faisiez-vous ?
Alain Sandeau. En 68, j’avais 30 ans et trois enfants déjà. Je commençais à militer, et les événements nous ont pris par surprise, parce qu’il y avait énormément de revendications. Je ne m’attendais pas à un mouvement d’une telle ampleur. J’étais préoccupé par l’évolution de la société et les difficultés que rencontraient les salariés. C’était une époque où l’on travaillait 45 heures et le samedi matin également. Les problèmes qu’avaient les salariés n’ont pas disparu, bien entendu, après 68, mais c’était une grande bouffée d’air.
Alain Perrouas. J’avais 22 ans et je démarrais à la jeune CFDT [en 1964, la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) se « déconfessionnalise », et la CFDT est créée, ndlr]. La grande manifestation du 13 mai m’a beaucoup marqué et c’est à partir de là que je me suis engagé dans l’action syndicale, avec des piquets de grève, distribution de l’information, etc. J’y ai adhéré parce que cela révélait l’émergence de nouvelles pratiques qui sortaient un peu des partis traditionnels de l’époque, des syndicats conventionnels. Il y avait un élan, quelque chose de nouveau, des revendications nouvelles…
Comment avez-vous vécu la mobilisation de Mai 68 au sein de votre syndicat ?
Alain Perrouas. Je l’ai vécue tranquillement, parce que cela faisait deux ans que je militais à la CFDT. Elle a beaucoup mis en avant la réduction du temps de travail et le droit syndical, la reconnaissance de notre section dans l’entreprise, les droits des travailleurs. C’est aussi à ce moment-là que la CFDT a commencé à parler d’autogestion. J’étais à bonne école, et c’est vrai qu’être acteur de son entreprise, de sa commune et de la société, c’est quelque chose qui m’a passionné en 1968 et qui me passionne toujours.
Alain Sandeau. J’étais assez conscient de ce qui se passait, peut-être par le fait que j’étais scout. Je me rappelle que lorsque j’ai été embauché en 1958, à Paris, aux Études et Recherches après l’école de métiers, je rentrais souvent tard – ce que me reprochaient tout aussi souvent mes parents – parce que dès qu’une manifestation avait lieu quelque part, qu’elle soit syndicale ou politique (notamment contre la guerre d’Algérie), j’arrivais à m’en mêler. En 1968, je militais comme secrétaire adjoint du syndicat de Toulouse, et certaines revendications étaient dans l’air. Les fédérations syndicales à EDF et GDF ont décidé de consulter le personnel. À Toulouse, dès le lundi matin, on s’est réunis avec toutes les organisations syndicales et on a mis une urne dans la salle de réunion. Dès que les salariés arrivaient dans l’entreprise, ils y déposaient un bulletin précisant s’ils voulaient faire grève ou pas. C’était avant le 13 mai. On a clos les votes, et la grève a été déclarée, à 60 ou 70 %. Le lendemain, on est arrivés très tôt en plein centre de Toulouse, dans l’hôtel particulier qui abritait le siège de l’entreprise, et on a mis en place un piquet de grève – on était déjà un certain nombre – et on a fermé les portes. Nous avons décidé un arrêt de travail illimité. Il faut dire que cela a été très dur. Il y avait du personnel qui n’avait jamais fait grève et qui se retrouvait dans une situation où la grève était imposée. J’en ai vu qui pleuraient.
L’union sacrée entre les étudiants et les ouvriers vous paraissait-elle fondamentale ?
Alain Perrouas. Je me souviens de quelques slogans de Mai 68 que je ne partage plus maintenant, par exemple : « L’armée, ça pue, ça tue et ça rend con » – quelque chose que j’ai dû gueuler dans des manifestations et que je ne gueulerai plus du tout maintenant. Ou encore : « La hiérarchie, c’est comme les étagères : plus c’est haut et moins ça sert. » Aujourd’hui, c’est un slogan qui n’est plus adapté à la situation. En revanche, le fameux « Il est interdit d’interdire » ne signifiait pas que tout était permis, mais que les valeurs morales traditionnelles devaient être abolies. Grâce à Mai 68, la liberté d’expression, l’égalité et le combat des femmes ont aussi été mis en avant. A contrario, la place de la religion, la structure de la famille, l’éducation autour des mœurs ont été revisitées. Le travail avec les étudiants a permis d’aborder ces sujets. Ce qui n’est malheureusement plus du tout le cas aujourd’hui.
Alain Sandeau. La CFDT avait une volonté de changer la société et proposait une autogestion. C’était l’époque où on voyait des grandes surfaces qui commençaient à s’implanter, comme Mammouth. Un slogan disait : « Vide ta tête au boulot, vide ta bourse à Mammouth. » Il nous fallait effectivement trouver une alternative à ce qu’on nous proposait. Le 13 mai donc, c’était extraordinaire tant cette grande manifestation réunissait tout le monde. Il y avait plus d’un million de personnes dans la rue, c’était énorme.
Les jeunes générations vous paraissent-elles comprendre le mouvement révolutionnaire de l’époque ?
Alain Sandeau. Je crois qu’aujourd’hui la pauvreté a augmenté et qu’elle est d’autant plus dure que la société est elle-même plus dure. Mais tout de même, on a réduit le temps de travail. On est passé de 45 à 40 heures au niveau de la loi. Les augmentations salariales ont été très importantes, etc. Aujourd’hui, ce qui reste dans les mémoires, c’est une espèce de grand foutoir. Et les médias en sont en partie responsables. 1968, c’était le point de départ d’un autre regard sur la société. Nous passions des Trente Glorieuses et des années d’après-guerre à un autre type de société… Mais malheureusement, nous avons énormément reculé dans les entreprises au niveau syndical, il y a une désyndicalisation exceptionnelle. Je considère que c’est très grave. Je pense que c’est aussi pour cette raison que le regard sur 68 a évolué.
Alain Perrouas : 1968 est une victoire syndicale, mais une défaite politique importante. Une victoire syndicale parce que, sur le fond, il y a eu une remise en cause du syndicalisme traditionnel. Cinquante ans après, les jeunes connaissent une victoire politique, avec l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République, car la politique, les partis et les pratiques traditionnelles sont remises en question. Je pense que les jeunes participent à ce changement. Beaucoup d’observateurs politiques sont là pour dire qu’un véritable bouleversement politique s’est effectué avec l’arrivée de ce nouveau président, comme en 68 il y a eu un bouleversement dans le syndicalisme, un tournant.
C’était Mai 68 : chronique de la mobilisation à EDF-GDF, entretiens avec des syndicalistes… Voir notre dossier.
Tags: Mouvement social Syndicats
Alain Sandeau. La CGT avait une volonté de changer la société et proposait une autogestion.
Je pense qu’il y a une erreur et qu’Alain a certainement dit la CFDT et non la CGT. Je vais en discuter avec lui !
Bonjour,
Merci pour votre vigilance, nous avons corrigé cette coquille…!
Bien cordialement,
La rédaction