Comme une défiance au fatalisme, au découragement et à l’inertie, l’utopie porte en elle-même la capacité à se réinventer sans cesse. Parce qu’il reste tant à faire pour améliorer le monde et l’humanité, elle nous est indispensable. Tel est le message de l’historien Thomas Bouchet, dans son ouvrage « Utopie » : un livre qui fait autant de bien que la chaleur du rayon de soleil en plein d’hiver, sélectionné par la CCAS pour sa dotation lecture 2021.
À lire
« Utopie », éditions Anamosa, 2021, 96 p., 9 euros.
Alors que le mot « utopie » est au mieux, paré des vertus du doux rêve, au pire, rangé pour certains non loin des totalitarismes, l’historien Thomas Bouchet s’en empare, dans un voyage au sein de la littérature et de la théorie politique afin de le recharger.
« Utopie » a été sélectionné par la CCAS pour sa dotation lecture 2021 : retrouvez-le dans les bibliothèques de vos villages vacances dès cet été. Vous pourrez aussi échanger avec l’auteur lors des rencontres culturelles de la CCAS.
« Utopie » est un mot caméléon, dites-vous. Pourriez-vous en présenter les caractéristiques à défaut d’une définition ?
Thomas Bouchet – Il me semble que depuis qu’il existe, le mot « utopie » désigne une forme de contestation globale et concrète de l’ordre dominant. Il défie le fatalisme – « c’est ainsi et pas autrement » – et ouvre sur d’autres manières de vivre en société. En ce sens, l’utopie va contre ce qu’il y a de normatif et de stérilisant parfois, dans une définition du dictionnaire. Comment stabiliser quelque chose qui a le mouvement pour raison d’être ?
C’est dans « Utopia », publié en 1516 par l’humaniste anglais Thomas More, qu’apparaît pour la première fois l’idée d’utopie. Que recouvre-t-elle au 16e siècle ?
T. Bouchet – « Utopia » est une œuvre déroutante. Ce mot est un néologisme créé par More, et peut vouloir dire, sous la plume de More, soit « le lieu de nulle part » (du grec οὐ-τόπος) soit « le bon lieu » (du latin eutopia). Pour nous, c’est avant tout la description d’une île lointaine et de ses habitants, mais on y trouve aussi une critique approfondie de l’état dans lequel se trouve l’Angleterre au début du 16e siècle : injustice, misère, oppression.
Pour articuler tout cela, l’auteur prend, selon le philosophe Miguel Abensour, une « voie oblique » : plusieurs voix discordantes se font entendre au fil des pages sans qu’aucune soit prépondérante ; celui qui raconte la vie dans l’île, par exemple, s’appelle Raphaël Hythlodaeus, ce qui signifie selon l’étymologie « le diseur de sornettes », « habile à raconter des histoires » ; le livre est tantôt sérieux, tantôt travaillé par un bel humour. Un chef-d’œuvre !
De quelle façon la notion d’utopie a-t-elle évolué au fil des siècles ?
T. Bouchet – L’idée de More est reprise ensuite. Le mot « utopie » fait son entrée dans la langue française dès 1532 grâce à Rabelais, dont l’œuvre, elle aussi déroutante, met à mal les règles classiques de l’écriture. Puis, des centaines de descriptions d’ »ailleurs » lointains voient le jour, notamment au 18e siècle. À l’orée du 19e siècle, Charles Fourier en France, Robert Owen en Grande-Bretagne et beaucoup d’autres, critiquent la société de leur temps. Ils proposent d’autres voies, tentent dans certains cas de les mettre en application.
Au siècle dernier et aujourd’hui encore, l’utopie est victime de l’idée répandue selon laquelle elle consiste soit en une rêverie naïve et impossible à appliquer, soit, lorsqu’elle est réalisée, en un système de société « parfaite » par définition autoritaire, voire totalitaire.
Emprunter les chemins de pensée et de vie que l’utopie rend praticables, ce n’est pas s’inscrire dans l’abstraction mais agir ici, maintenant, autrement.
L’utopie se réinvente sans cesse, affirmez-vous. Est-elle néanmoins transposable dans la réalité ? Existe-t-il des formes d’utopie réalisée ?
T. Bouchet – Le mouvement de l’utopie est en prise sur le réel – c’est du moins ce que je pense. Emprunter les chemins de pensée et de vie qu’elle rend praticables, ce n’est pas s’inscrire dans l’abstraction mais agir ici, maintenant, autrement.
L’histoire des utopies est faite d’un nombre considérable d’expériences en tout genre. Les tentatives des fouriéristes au Texas au 19e siècle, les expérimentations dans les milieux libres du début du 20e siècle ou dans des ZAD, les zones à défendre plus contemporaines, ne s’inscrivent en général pas dans la durée : elles sont inachevées et parcourues de tensions. Mais n’est-ce pas logique ? Il ne s’agit pas d’établir une société parfaite mais une société plus vivable.
La Commune de Paris, dont on fête les 150 ans cette année, fut-elle une utopie ?
T. Bouchet – On repère sans mal des caractéristiques de l’utopie pendant les quelques dizaines de semaines qu’a duré la Commune. Dans l’urgence du moment et face à l’adversité, des façons originales et audacieuses d’être ensemble autrement sont esquissées et parfois mises en place.
La Commune, c’est par exemple le projet d’une éducation intégrale pour tous les jeunes, la volonté concrète d’organiser la souveraineté populaire au quotidien, une politique du mieux-être (moratoire sur les loyers, mesures en faveur d’un meilleur accès au pain, etc.). La place des femmes et celle des étrangers y sont bien plus enviables qu’ailleurs et qu’auparavant.
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L’utopie nous parle « de notre relation au monde, aux autres, à nous-mêmes ; un principe d’action et une ouverture vers quelque chose d’autre ». Est-ce à dire que les expériences utopistes ne peuvent s’envisager que collectivement ?
T. Bouchet – Je le crois vraiment. À Lyon, sur un mur de la Croix-Rousse, on pouvait lire pendant quelques semaines en 2008 cette phrase à la bombe de peinture orange : « L’utopie est en nous !! » La première personne du pluriel va contre l’individualisme forcené qui, à l’inverse, étouffe et rend impossible une vie harmonieuse en société. Le mouvement de l’utopie s’effectue vers les autres et avec les autres.
Aide-t-elle l’être humain à vivre mieux ?
T. Bouchet – Il vaut la peine, je crois, de chérir en nous une part d’utopie. Penser qu’il est possible de vivre ensemble autrement et mettre cette pensée en œuvre, cela peut placer le découragement à distance. Lire le poème « Les Saltimbanques » de Guillaume Apollinaire (un texte dont la charge utopique me semble marquée), c’est se donner les moyens de se remettre en selle : « Dans la plaine les baladins / S’éloignent au long des jardins […] Et les enfants s’en vont devant / les autres suivent en rêvant […] Ils ont des poids ronds ou carrés / des tambours des cerceaux dorés […] »
En accès libre sur la Médiathèque
- « Les Saltimbanques » par Yves Montant
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L’utopie a-t-elle encore de beaux jours devant elle ? De nouvelles formes d’utopie peuvent-elles émerger ?
T. Bouchet – C’est difficile à dire… La période que nous vivons est, dans bien des domaines, inquiétante, voire tragique. Il est clair par ailleurs que les promesses politiques du « rien ne sera plus comme avant », c’est-à-dire « avant la pandémie », n’engagent que ceux qui y croient…
Je suis d’avis qu’il ne faut pourtant jurer de rien. Dans le passé, des révolutions de toutes sortes et à toutes les échelles ont secoué et mis à bas l’ordre en place, alors même que tout espoir semblait perdu. Collectivement, nous sommes capables du meilleur.
Vous êtes invité l’été prochain à venir discuter d’utopie avec les agents et leur famille dans leurs villages vacances. Comment abordez-vous ces rencontres ?
T. Bouchet – Avec beaucoup d’impatience ! Et avec l’envie de me retrouver dans des lieux inconnus, où il fait bon passer du temps et réfléchir au soleil de l’été (sourire). Avec la certitude aussi que beaucoup de surprises seront au rendez-vous. Je commence à le savoir d’expérience : je pourrai partager des savoirs et des questionnements, et dans le même mouvement j’apprendrai beaucoup à la faveur des moments de rencontre.
Retrouvez Thomas Bouchet dans vos villages vacances : le 2 août à Merlimont (Pas-de-Calais), le 3 août à Ponches (Somme), le 4 août à Auberville (Calvados), le 6 août à Fouesnant (Finistère).
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