Sociologue et directeur du Centre Tricontinental (Cetri) à Louvain-la-Neuve, en Belgique, Bernard Duterme revient sur les causes et les conséquences de la pandémie mais aussi sur ce que sa gestion révèle de politique.
Que révèle selon vous cette pandémie, qui n’est pas la première de l’Histoire, mais qui confine plus d’un tiers de l’Humanité ?
À l’évidence, elle met au jour la vulnérabilité de notre modèle de développement qui, pratiquement du jour au lendemain, pour des raisons sanitaires, a dû basculer dans une sorte de « stand-by » aux effets immédiatement problématiques, voire désastreux en matière sociale et économique.
Elle révèle également le lien intime entre santé et environnement, en amont comme en aval de la parenthèse surréaliste que nous traversons. En amont, selon le Haut Conseil français pour le climat notamment, les causes structurelles de la propagation du Covid-19 sont aussi celles à l’origine des crises climatique et écologique : pressions sur les milieux naturels, urbanisation, pratiques de mobilité, de consommation et d’alimentation insoutenables…
Et en aval, si l’on définit la santé humaine, à l’instar de l’OMS, comme « un état de complet bien-être physique, mental et social », et pas seulement comme une absence de maladie, le facteur qui l’influence le plus est l’environnement au sens large, physique et psychologique. Ce qui renvoie à nouveau à nos manières de vivre, d’habiter la Terre et à leurs impacts sur celle-ci.
Enfin, la gestion de cette pandémie, dans ce qu’elle a de « totalisant », dégage aussi – paradoxalement peut-être – quelque chose qui est du ressort de l’éducation politique. Rarement depuis plus d’un demi-siècle, la conscience pratique de la centralité du politique, comme fonction responsable de l’organisation des sociétés, s’est autant généralisée. Et ce, dans un rapport renouvelé à la science et au savoir. Les scientifiques cherchent, les experts se prononcent, les politiques décident, les citoyens s’alignent ou… obliquent.
L’économie libérale nous vante les vertus de la mondialisation. Cette pandémie a-t-elle bénéficié d’une prise en charge internationale ?
Oui et non. Tandis que l’OMS tente d’exister au niveau supranational et de racheter ses manquements, c’est aux échelons nationaux que la prise en charge palpable de la pandémie se donne à voir. Si la propagation du virus a de facto profité de la mondialisation libérale et du libre-échange commercial, les affrontements sanitaires se livrent pour l’essentiel à l’intérieur des frontières nationales. Le principe même de coopération internationale et le multilatéralisme ne sont pas sortis indemnes des coups frontaux que leur ont porté le Brexit, Trump, Bolsonaro et consorts… ces derniers temps. Comme le soulignait dans une récente interview Pascal Lamy lui-même, l’ancien directeur général de l’OMC, cette crise conforte le régalien, la proximité, et nous rappelle que le national est plus solide, l’européen plus liquide et l’international plus gazeux !
En Occident et ailleurs, la crise sanitaire se double d’une crise sociale, quelle est l’urgence selon vous ?
L’urgence est double, triple. Tout comme la crise écologique, la crise sanitaire creuse les inégalités sociales. Selon que l’on soit riche ou pauvre, on n’y est vraiment pas confronté de la même manière : en Belgique, en France et à l’échelle planétaire, cela saute aux yeux ! L’urgence est dès lors à la protection des personnes, des groupes sociaux les plus affectés – sanitairement, scolairement, économiquement, psychologiquement… – par cette pandémie.
Elle est ensuite à la relance d’activités socialement plus équitables et écologiquement plus durables que celles qui prédominaient jusqu’ici, en faisant donc de cette crise une opportunité pour progresser réellement cette fois dans la réalisation des « Objectifs du développement durable » que la communauté internationale s’est fixés en 2015 pour 2030, dans l’application de l’Accord de Paris sur le climat, ou même dans la mise en route du volet le plus transformateur du Green Deal de l’Union européenne…
De multiples propositions concrètes sont sur la table, des plus modestes aux plus ambitieuses, des plus constructives ou plus disruptives, portées par des économistes critiques du capitalisme mondialisé, favorables à une transition sociale et écologique, à une relocalisation de la production, à une certaine forme de « démondialisation », de récupération en souveraineté sanitaire, alimentaire, etc. au Nord comme au Sud. Il faut les entendre.
La lutte contre la propagation du virus implique aussi un coup d’arrêt au tourisme international. Le maire de Venise vient d’annoncer que les paquebots n’entreraient bientôt plus dans la ville… Peut-on y voir le début d’actions concrètes contre les impacts négatifs du tourisme de masse ?
La mobilité récréative internationale, considérée par définition comme non vitale, a en effet été mise à l’arrêt presque partout dans le monde ces dernières semaines. C’est dur pour ceux qui en vivent, extrêmement dur pour ceux qui en survivent, ces dizaines de millions de petits boulots du secteur informel accrochés comme des mouches aux lieux de villégiature, sans filet social et sans réserve financière.
De l’autre côté du manche, les vacanciers internationaux se trouvent eux – momentanément – dans la situation habituelle de plus de 90 % de la population mondiale, « assignés à résidence »… le temps que la bourrasque passe. Prêts donc ou plutôt impatients de reprendre leurs habitudes, de « se rattraper », de goûter à nouveau à l’insouciance du voyage d’agrément bien mérité… dès que leur sécurité sera assurée.
Si entretemps, auparavant ou par la suite, des autorités publiques, comme le maire de Venise que vous citez, tentent ou décident de réguler les flux touristiques, fort bien ! Dommage qu’il faille attendre que la viabilité même d’une destination – et donc son attractivité pour les touristes qui la visitent et sa rentabilité pour les opérateurs qui l’administrent – soit hypothéquée pour que les décideurs politiques passent à l’action.
Bien d’autres initiatives similaires sont enfin prises aujourd’hui de par le monde, là où les « capacités de charge » d’un centre-ville ou d’un site naturel ou culturel « remarquable » sont dépassées. Mais pour viser une meilleure répartition entre opérateurs, visiteurs et visités des coûts (sociaux et environnementaux) et des bénéfices (économiques et récréatifs), colossaux dans les deux cas, générés par le tourisme international, des efforts régulateurs nettement plus ambitieux devront être faits.
A lire
A paraître en août 2020 : L’urgence écologique vue du Sud, collection Alternatives sud, Syllepse éditions, 13 euros.
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