Culture geek : « s’approprier et transformer, c’est rendre la culture au peuple »

Cosplayers déguisés en personnages de la saga Harry Potter ©Shutterstock

Cosplayers déguisés en personnages de la saga Harry Potter ©Shutterstock

À l’ère des technologies numériques et des réseaux sociaux, la culture geek est au cœur des pratiques contributives et créatives. C’est l’objet des recherches du sociologue David Peyron, pour qui le « cosplay », où l’on se déguise en son personnage préféré lors de conventions de fans, est exemplaire en la matière. 

C’est l’histoire de Dark Vador et Pikachu qui entrent dans une convention… pour croiser Lara Croft et Indiana Jones ! Curieux spectacle que ces allées où déambulent super-héros façon comics américains, monstres surarmés de jeu vidéo et lolitas court-vêtues. Bienvenue dans l’univers des conventions, rassemblements de fans où les « cosplayers » déambulent habillés comme leur héros favori. Diminutif de « costume play », le « cosplay » (« costumade » selon le « Journal officiel ») consiste à incarner un personnage fictionnel issu de l’univers du manga, du jeu vidéo, des comics ou des séries télé, dont les scènes sont parfois rejouées. Associé à la culture nippone, le cosplay est en fait né aux États-Unis en 1939, lorsque Forrest J. Ackerman, dit « Mr. Science-Fiction », apparaît déguisé en homme du futur au WorldCon, première convention de science-fiction. Popularisé dans les années 1970 autour de sagas légendaires comme « Star Wars », le cosplay a désormais ses stars, ses concours internationaux et ses nombreux pratiquants anonymes.

Bio express

©DRSociologue, David Peyron travaille sur les formes participatives de la culture populaire. Jeune docteur en sciences de l’information et de la communication, il se décrit comme un « aca-geek » (chercheur académique, mais geek avant tout), et célèbre le caractère transformatif et appropriable de la culture geek, au travers de la pratique du cosplay.


Peut-on lier le phénomène du cosplay à l’explosion d’Internet et des réseaux sociaux ?

Les premières conventions de fans remontent aux « pulps », la littérature populaire de science-fiction des années 1930. Mais l’existence des conventions a été démultipliée à l’ère d’Internet. D’une part, on peut y créer un entre-soi « safe » [protégé, où l’on se sent en sécurité, ndlr] où l’on n’est pas moqué pour sa passion, et où l’on peut pleinement s’épanouir. D’autre part, Internet porte le « Do it yourself » : « fais-le toi-même ». C’est une culture du tutoriel, des wikis (application qui permet la création et la modification collaboratives de pages à l’intérieur d’un site web), des fanfictions (recréation de scènes issues d’un film, d’une série ou d’un jeu vidéo)…

Le cosplay est-il une variante des pratiques traditionnelles de costumage ? Certains se déguisent pour le carnaval, d’autres rejouent la bataille de Stalingrad…

Il y a la même idée de se montrer en groupe, et de fabriquer son costume ensemble. C’est aussi de montrer à quel point on est passionné. Les pratiques du costume sont très anciennes, on peut les faire remonter à la culture du carnaval au Moyen Âge, qui est la vraie origine de la culture populaire européenne.

Comment définissez-vous la culture populaire ?

Les pratiques de détournement et de renversement, de jeu avec les valeurs. Les puissants deviennent les faibles et inversement. C’est une culture transformative et appropriable, faite pour le lien social. En cela elle s’oppose à la culture industrielle, faite pour être vendue, et à la « haute » culture – qui, en France, est très pesante – faite pour être admirée derrière une vitrine. Or, s’approprier et transformer, c’est ce qui permet de rendre la culture au peuple.

Dans les conventions, on croise plus de Spiderman et de lolitas manga que de Lucky Luke… Le cosplay semble lié aux comics américains et au manga japonais, beaucoup moins à la bande dessinée européenne.

La culture française, et même européenne, est différente des cultures japonaise et américaine. Ces dernières sont très similaires dans leur rapport à la culture populaire, qui est beaucoup plus décomplexée. En France, la bande dessinée coûte cher, c’est un patrimoine qu’on transmet.

À l’opposé, donc, de la culture geek conçue comme moins « sérieuse » ?

L’idée revient que les geeks abordent avec trop de sérieux des choses qui ne sont essentiellement pas sérieuses. « Ce n’est qu’un film, qu’un jeu vidéo », peut-on entendre chez les critiques. Or pour les geeks, « Star Wars » n’est pas qu’un film. Certaines personnes sont sans doute obsédées par Bach ou Proust… mais elles sont considérées comme érudites ! Or les geeks ont souvent une connaissance encyclopédique de leur domaine, qui est aussi une forme d’érudition.

Quelle forme d’originalité peut revêtir un costume de super-héros mondialement connu, et dont on croise beaucoup d’ « exemplaires » dans les conventions…

Il peut y avoir une compétition entre les fans : quel costume ressemble le plus au personnage choisi ? Mais il y a toujours une transformation : ajouter un petit accessoire en plus sur le costume, mélanger les époques et les genres (par exemple, Iron Man version rétro-futuriste). La performance et le jeu d’acteur comptent aussi beaucoup. Car il s’agit toujours de rendre dans les choses une part de soi-même : une part de notre identité s’imprime dans l’objet. Certaines études montrent que plus on joue à un jeu vidéo, plus le personnage qu’on incarne nous ressemble !

Il semble y avoir tout un jeu sur l’identité : dans le cosplay, est-ce qu’on incarne un personnage, ou est-ce qu’on s’incarne soi-même au travers d’un personnage ?

Les personnages dans lesquels un cosplayer se sent bien sont souvent des super-héros, des personnages féminins forts, bref : on incarne une forme d’héroïsme. Mais chacun incarne un personnage en fonction de là où il en est de sa réflexion sur lui-même. On retrouve ce jeu sur l’identité dans toutes les subcultures ou pop cultures historiques. La performance et le jeu sont toujours une manière d’affirmer son identité. Les contre-cultures et les subcultures, notamment adolescentes, passent beaucoup par le corps : les punks avaient leurs crêtes ; les hippies, leurs fleurs dans les cheveux. Mais il s’agit aussi de révéler que tout est toujours construit. Les drag-queens des années 1980, dans la culture gay, montrait par exemple que le genre est une donnée construite historiquement. Surjouer ou jouer les personnages montre que ce sont pour l’essentiel des figures qu’on incarne.

Est-ce une culture essentiellement adolescente ?

On y tombe adolescent. La culture geek accompagne des questionnements identitaires : qui suis-je et à qui, à quoi je m’identifie ? On résout ces questions en s’évadant dans des mondes imaginaires, en se spécialisant dans un domaine, en portant un costume qui permet d’oublier sa gêne et sa timidité devant un public… comme quand on fait du théâtre. Il peut y avoir un côté thérapeutique : cela renvoie à des clichés, mais c’est le cas.

J’ai interrogé des adolescents qui en ressentaient par contre une forte injustice : « Quand je rentre du lycée, me disent-ils, et que je joue à des jeux vidéo en ligne, mes parents m’engueulent et me disent que ça ne sert à rien. Mais quand mon père rentre du boulot, il va déstresser dans son atelier ! Et le week-end, tout le monde va voir mon frère jouer au foot… Alors que c’est exactement la même chose. » Aussi, il y a deux poids, deux mesures : on accepte certains loisirs parce qu’ils permettraient de s’évader et de se déstresser, mais pas d’autres.


Pour aller plus loin

« Culture geek« , Fyp éditions, 2013, 192 p., 19,50 €.

David Peyron tient un blog et tweete : @kitsunegari13

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