D’Ukraine en France, parcours singuliers de réfugiés

Anna, Sasha et Yana, trois amies de fac, sont arrivées entre mars et mai 2022 au village vacances de Trégastel, mis à la disposition de l’État par la CCAS pour l’accueil des réfugiés ukrainiens. Extrait de la BD "Refuge(s)", de Laurent Lefeuvre.

Anna, Sasha et Yana, trois amies de fac, sont arrivées entre mars et mai 2022 au village vacances de Trégastel, mis à la disposition de l’État par la CCAS pour l’accueil des réfugiés ukrainiens. Extrait de la BD « Refuge(s) », de Laurent Lefeuvre. ©Komics Initiative

Yana, Sasha, Vadym, Alla et Iuliia ont fui l’Ukraine à la suite de l’invasion russe de février 2022. Logés à Tourves (Var) ou à Trégastel (Côtes-d’Armor), ils font partie des nombreux réfugiés que la CCAS accueille ou a accueillis dans ses villages vacances. Derrière ce destin commun, chacun a une trajectoire unique, semée d’embûches, de drames personnels mais aussi de belles rencontres, qu’ils et elles ont accepté de nous confier.

Les illustrations sont issues de l’album « Refuge(s) » de Laurent Lefeuvre, reportage dessiné
sur l’accueil des réfugiés à la CCAS depuis 2016, soutenu par la CMCAS Haute-Bretagne.

En cet après-midi de février, une bise glaciale balaie le village vacances de Tourves, dans le Var. Réalisée l’été dernier par le street-artiste Adrien et les bénéficiaires présents lors de la « fête des coquelicots », la grande fresque bleu et jaune offre aux Ukrainiens réfugiés sur le site un petit écho de leur terre natale. Quelques jours auparavant, on commémorait le premier anniversaire de l’invasion russe. Au moment de leur départ pour la France, aucun des actuels occupants des bungalows n’imaginait qu’il aurait toujours le statut de réfugié un an plus tard. Depuis mai 2022, 162 personnes ont été accueillies sur le site de la CCAS.



Les murs de Tourves parés de bleu et jaune lors de la Journée de la solidarité, le 19 août 2022, où les bénéficiaires en vacances, les familles ukrainiennes réfugiées et les villageois étaient conviés. ©Éric Raz et Stéphane Sisco/CCAS

Alla Horonkina et Vadym, qui n’a pas souhaité donner son nom de famille, sont arrivés en mai 2022, après un voyage long et épuisant via la Pologne et l’Allemagne, et la Suisse pour l’un d’eux. Lui, un grand gaillard de 49 ans, au regard clair et franc, envisageait déjà avant la guerre de s’expatrier en France, où il était venu plusieurs fois. En arrivant à Toulon, il a d’ailleurs déposé une demande d’asile. On le sent sur la réserve, mesurant chacun de ses mots. « Ce sont les politiques qui sont responsables de cette situation, pas les gens. »

Il donne l’exemple de la loi qui a imposé l’utilisation de la langue ukrainienne dans l’administration et les services publics en 2014, qui, bien qu’elle n’interdise pas l’utilisation du russe dans les conversations privées, a profondément choqué Vadym. « J’ai parlé russe toute ma vie. C’était une atteinte à la liberté des gens », explique-t-il calmement. Il pense que ses amitiés de l’autre côté de la frontière, en Russie, l’auraient peut-être rendu suspect aux yeux du gouvernement ukrainien.

Vadym a fui l’Ukraine avec son fils de 15 ans et sa mère âgée et handicapée. Il a choisi la France où il espère s’établir, car il y connait beaucoup d’amis et s’y sent comme chez lui. Le climat de Toulon lui rappelle celui d’Odessa. ©Éric Raz/CCAS

« Je ne prendrai jamais les armes pour tuer qui que ce soit, peu importe sa nationalité », affirme Vadym. Mais, contrairement à d’autres compatriotes qui ont fui la mobilisation illégalement, il a tenu à faire les choses dans les règles : grâce à une loi définissant les conditions d’exemption de mobilisation, votée dans les semaines qui ont suivi le début de la guerre, il a pu quitter le pays pour s’occuper de sa mère gravement handicapée, qu’il a emmenée avec lui, ainsi que de son fils Arie, 15 ans.

« Une horrible sensation de déjà-vu »

Scène de guerre. Extrait de la BD Refuges de Laurent Lefeuvre, édition Komics Initiative.

Le 24 février 2022, Vladimir Poutine lance son « opération spéciale ». Toute personne qui prononcera le mot « guerre » en Russie risque quinze ans de prison. Officiellement, il s’agit de « libérer l’Ukraine d’un régime nazi ». Extrait de la BD « Refuge(s) », de Laurent Lefeuvre. ©Komics Initiative

L’histoire d’Alla n’est pas moins compliquée. Originaire de la région de Donetsk, dans le Donbass, cette mère de famille de 47 ans a dû déménager une première fois en 2014, lorsque les séparatistes ukrainiens soutenus militairement par la Russie ont voulu faire sécession. Direction Odessa. « Le 24 février 2022, nous avons eu une horrible sensation de déjà-vu… Nous avons dû tout quitter en 2014, famille, amis, travail, et recommencer à zéro à Odessa. Lorsque j’ai réalisé que le même cauchemar se répétait, ç’a été plus que je ne pouvais supporter. » Elle a donc fui vers la France avec son fils Ivan.

Le 24 février 2022, à 5 heures du matin, les Ukrainiens ont donc vu le ciel leur tomber sur la tête. Au sens propre. Pourtant, aucun d’entre eux ne pouvait croire ce qui était en train de se produire.

Alla (à g.) et Iiulia (à dr.) doivent s’occuper seules de leurs enfants : Ivan, 14 ans, pour qui les affres de l’adolescence se mêlent à la douleur du déracinement et Entoni, 3 ans, qui est atteint d’un handicap moteur et psychique lourd. ©Éric Raz/CCAS

Iuliia Mikhota vivait à Kiev avec son fils Entoni, âgé de 3 ans et porteur du syndrome de Cornelia de Lange, une maladie génétique caractérisée par une malformation faciale et un retard de croissance physique et intellectuel. « Quelques jours après le début de l’agression russe, j’ai décidé de partir pour la Pologne, indique-t-elle. Mais je pensais que tout serait fini en quelques semaines, quelques mois au plus… »

Elle rentre chez elle fin septembre, juste après la contre-offensive ukrainienne victorieuse, qui laissait espérer des jours meilleurs. « Et en octobre, les Russes ont recommencé à bombarder massivement les villes et les centrales électriques ! Vous imaginez ce que c’est de vivre trois jours sans eau, ni électricité, ni chauffage avec un enfant handicapé de 3 ans ? » Elle est arrivée à Tourves en décembre.

Une vie coupée en deux

Scène de départ. Les familles quittent leur ville et leur pays après l'attaque de la Russie.

Au moment du déclenchement de la guerre, personne ne pense qu’elle va durer. Pour ceux qui en ont les moyens, l’exil demeure pourtant l’une des seules solutions envisageables. Extrait de la BD « Refuge(s) », de Laurent Lefeuvre. ©Komics Initiative

Partir ou rester ? Sauver sa vie ou la risquer pour aider les plus âgés qui ne peuvent pas voyager ? La décision de quitter son pays, quelle qu’en soit la nécessité ou l’urgence, est toujours un déchirement. Yana Kumar et Sasha Krokva, 22 et 23 ans, se sont rencontrées sur les bancs de la fac. L’une, danseuse et mannequin, avait ouvert son salon de beauté à Kiev. L’autre était gérante d’une boutique de livres et de vinyles à Kharkiv. Partir a sans aucun doute été la décision la plus difficile à prendre de toute leur jeune existence. « Ma grand-mère m’a dit : ‘Je suis née ici avec la guerre, je mourrai ici avec la guerre’, raconte Yana. Et ma mère refusait de la laisser. »

C’est leur amie Anna, partie pour la France au début de la guerre, qui les a convaincues de la rejoindre : sa connaissance du pays et de la langue, acquise au cours de deux années d’études à Lyon, leur a été indispensable. Elles ont alors entrepris un voyage de cinq jours et cinq nuits à travers l’Europe, direction Paris, puis le village vacances de Trégastel, dans les Côtes-d’Armor, où elles sont arrivées en mai.

Sasha, Yana et Anna ont pu retrouver un semblant de vie normale à Trégastel. Anna a participé, en tant qu’interprète notamment, à la création de la BD « Refuge(s) », de Laurent Lefeuvre, pour laquelle Sasha et Yana ont témoigné. ©Komics Initiative

Familles brisées, séparées, endeuillées sont désormais le lot de la plupart des Ukrainiens, qu’ils soient ou non restés au pays. Si Yana et Sasha mènent aujourd’hui une existence relativement tranquille dans un petit appartement à Lannion, après avoir séjourné deux mois à Trégastel, elles vivent avec la peur au ventre. « Nous appelons nos parents tous les jours, confie Yana. Le 5 mars, les Russes ont bombardé leur ville, Zaporijia. Treize personnes sont mortes. L’immeuble de mes parents n’a pas été touché. Mais demain, qui sait ? »

Alla a dû elle aussi laisser sa sœur derrière elle. C’est avec des sanglots dans la voix qu’elle évoque leur brouille : « Nous n’avons pas les mêmes opinions sur la guerre. Ma sœur a déménagé en Russie. On ne se parle plus et je ne peux plus voir mes neveux. » Et son mari, resté initialement pour s’occuper de son père, amputé d’une jambe (et décédé depuis), ne peut pas la rejoindre. « La préfecture refuse d’accueillir de nouveaux réfugiés dans le centre, alors qu’il pourrait simplement vivre dans le même appartement que nous ! »

Elle se retrouve seule à gérer le quotidien, et les difficultés de son fils de 14 ans. « Il ne travaille pas à l’école, ne s’intéresse à rien. Au début, je pensais que ce comportement était lié à son âge. Mais un psychologue est venu échanger avec tous les enfants du village vacances, et je me suis aperçue que toutes les familles rencontraient le même problème. » Ce qui leur manque ? « La maison », lâche sans hésiter le garçon, couché sur son lit, téléphone à la main.

Alla et son fils Ivan, 14 ans, Ukrainiens réfugiés en France, ont été hébergés à la CCAS à Tourves.

Alla et son fils Ivan, 14 ans. Bien souvent, c’est la volonté de protéger leurs enfants qui décide les Ukrainiens à partir. Ces enfants qui sont l’avenir de leur pays. ©Éric Raz/CCAS

En attendant de rentrer, il faut trouver un emploi pour pouvoir assumer le quotidien. Et pour les Ukrainiens, comme pour d’autres exilés, la migration est bien souvent synonyme de déclassement social. Vadym était chef de plusieurs entreprises d’assurances dans la région d’Odessa. Il a aujourd’hui décroché un petit contrat dans une entreprise de nettoyage de locaux. « Ce n’était bien sûr pas mon rêve, mais je suis conscient que la barrière de la langue ne me permet pas d’espérer trouver autre chose pour le moment. » Il se sent pourtant ici comme chez lui, et a bien l’intention d’apprendre le français pour « monter un business dans lequel [il] pourr[a] réussir ».

Sasha et Yana aimeraient, elles, travailler dans le secteur culturel. Elles ont d’ailleurs fait un stage dans l’association Culture Zatous, qui prône l’inclusion par la pratique culturelle et sportive. Mais leurs diplômes ukrainiens ne sont pas valides en France. Et le principal obstacle pour parvenir à décrocher un emploi stable demeure leur statut de réfugiées sous protection temporaire : comment décrocher un contrat de plus de quelques semaines, lorsqu’on ne dispose que d’un titre de séjour à renouveler tous les six mois ?

Rentrer au pays… après la victoire

Malgré les difficultés, chaque Ukrainien·ne a pu compter sur la solidarité des personnes qu’il ou elle a rencontrées. Solidarité dont les réfugiés syriens ou afghans ont sans aucun doute moins fait l’expérience par le passé. L’association Forum réfugiés-Ukraine 93, dirigée par Didier Decool, est signataire de la convention tripartite avec l’État et la CCAS pour l’accueil des réfugiés dans le Var. La CCAS, simple « bailleur », met à disposition de l’État le village vacances de Tourves, avec l’appui de la CMCAS Toulon, tandis que les salariés de l’association se démènent pour rendre la vie plus douce aux exilés présents sur place.



"Ils pourront couper toutes les fleurs, ils n’empêcheront pas le printemps" : un vers de Pablo Neruda lors de l’exposition des Broderies pour la paix, Tourves, août 2022.

« Ils pourront couper toutes les fleurs, ils n’empêcheront pas le printemps » : un vers de Pablo Neruda lors de l’exposition des Broderies pour la paix, Tourves, août 2022. ©Stéphane Sisco/CCAS

« On s’occupe d’eux comme de membres de notre famille proche », déclare Sophie Inthavong-Nguyen, chargée d’accompagnement. Avec Alexia Decotte, chargée de vie collective, et cinq autres collègues, elle apporte aux réfugiés toute l’aide matérielle et administrative nécessaire ainsi qu’un soutien psychologique précieux. Le patron de l’entreprise qui a embauché Vadym l’aidera à trouver un appartement prochainement. Et, en cas de problème, Alla sait maintenant pouvoir compter sur la secrétaire du cabinet médical dans lequel elle a fait un stage.

Leur aspiration commune ? Rentrer au pays. Après la victoire. À l’exception de Vadym, tous espèrent retrouver leur vie d’avant. Tout en sachant bien que plus grand-chose ne sera comme avant. « Aujourd’hui, tout a changé pour nous, confie Sasha. Notre façon de penser, nos valeurs. Avant, je me consacrais à mon travail uniquement, oubliant ma famille. Cette guerre m’a appris à prendre des décisions beaucoup plus rapidement, et l’importance de dire à mes proches : ‘Je tiens à vous.’ » Les deux choses les plus précieuses à ses yeux aujourd’hui ? « Le temps et la vie. »

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