Boycotter une compétition peut se révéler efficace, mais les ONG peuvent aussi profiter de sa tenue pour mettre en lumière les exactions des pays organisateurs, note Patrick Clastres, de l’université de Lausanne (Suisse). L’historien du sport détaille pour nous les enjeux des compétitions internationales, des Jeux olympiques antiques à la tristement célèbre Coupe du monde de football organisée au Qatar en 2022.
Que dit notre pratique actuelle du sport de notre société ? Les Français sont-ils un peuple sportif ?
Patrick Clastres – Je me refuse à une lecture nationale du sport : il y a une telle diversité des groupes sociaux qui pratiquent le sport qu’on ne peut réduire le pays à une sorte de société sportive fantasmée. Dire que les Français ne sont pas sportifs renvoie à une conception univoque qui ne serait que celle d’un sport fédéral et compétitif. C’est plutôt le reflet d’une angoisse des directeurs de fédérations qui n’arriveraient plus à canaliser vers leurs clubs les pratiques sportives des Français.
Or, d’une part, les fédérations revendiquent tout de même de 16 à 20 millions de licenciés ; d’autre part, les Français pratiquent énormément de sports en dehors des fédérations : en vacances, dans des clubs de randonnée, dans les entreprises, les centres de vacances, les syndicats, les salles de fitness, en famille… Enfin, la France est au septième ou huitième rang aux Jeux olympiques, ce qui est tout à fait honorable. Simplement, elle tient à son modèle fédéral, qui permet à des amateurs de se hisser à un très haut niveau et de gagner des médailles.
Que peut-on dire de l’évolution du sport en Occident à travers les siècles ?
Il existe plusieurs théories. Une première considère qu’il y aurait une filiation entre les sports modernes et les sports antiques. Une deuxième, d’inspiration plutôt marxiste, affirme que les sports modernes sont le produit de la révolution industrielle et du capitalisme libéral, charriant avec eux les idées de performance, de dépassement de soi, la technologisation des pratiques, la rationalisation du jeu.
Une troisième, celle de Norbert Elias sur la civilisation des mœurs, postule que les sports deviennent modernes à partir du moment où les règles qu’on introduit excluent la violence. Une quatrième théorie, celle de Georges Vigarello, affirme que les sports modernes doivent beaucoup aux gymnastiques apparues durant la Renaissance italienne, par lesquelles on essaie de rationaliser le corps pour le rendre plus performant.
Quelle est votre position sur ce sujet ?
Sans les rejeter, je considère qu’il manque à ces théories un épisode : le regroupement à la fin du XIXe siècle de toutes ces pratiques très diverses en une seule famille, que l’on va appeler le sport. Il se distingue des jeux enfantins, des jeux traditionnels du Moyen Âge ou des gymnastiques de la Renaissance essentiellement à finalité éducative, médicale ou militaire.
Par ailleurs, le caractère moderne des sports du XIXe siècle vient de leur internationalisation et de leur apparition dans la presse, et de la mise en place de compétitions qui regroupent toutes ces pratiques : les Jeux olympiques [JO, ndlr] de Pierre de Coubertin en 1896. Convaincu que le sport pouvait pacifier les relations internationales, il remet ce concept au goût du jour, même si ces jeux ont peu à voir avec ceux de l’Antiquité.
Les nouvelles formes de boycott viennent percuter les institutions sportives et les gouvernements.
Le boycott d’une compétition sportive internationale fut une arme de la guerre froide. Est-il encore envisageable aujourd’hui, pour la Coupe du monde de football au Qatar, par exemple ?
On dénombre en fait cinq types de boycott. Un athlète peut refuser de participer à une compétition pour des raisons qui lui sont propres : c’est le boycott sportif. Lorsque des États interdisent à leurs athlètes de participer à une compétition, ce boycott est politique. Ce fut le cas lorsque les Américains refusèrent de participer aux JO de Moscou en 1980 [pour protester contre l’invasion de l’Afghanistan par les Soviétiques, ndlr]. Mais il est aujourd’hui peu apprécié par la société parce qu’il fait des athlètes les instruments de la politique étrangère. Les États-Unis ont donc introduit une variante lors des JO de Pékin en février 2022 [afin de protester contre les persécutions des Ouïghours, ndlr] : le boycott diplomatique, qui consiste à ne pas envoyer de représentants officiels aux cérémonies d’ouverture et de clôture.
Des marques refusent de participer à un événement sportif parce qu’elles considèrent qu’il ne correspond pas à leurs valeurs et appliquent un boycott commercial. Par exemple, Nivea et Skoda ont refusé de sponsoriser les derniers championnats du monde de hockey sur glace, qui se déroulaient en Biélorussie, un régime totalitaire. Enfin, les spectateurs peuvent boycotter l’événement pour des raisons éthiques. Ces deux dernières formes de boycott sont nouvelles et viennent percuter les institutions sportives et les gouvernements. Les dictatures qui tentent de faire du « sport washing » [organiser une compétition internationale pour faire oublier l’horreur de leur régime, ndlr] voient leurs exactions mises en pleine lumière. D’ailleurs les ONG [organisations non gouvernementales, ndlr] n’appellent pas du tout au boycott, car les compétitions leur permettent de dénoncer ces régimes durant plusieurs mois.
Juan Antonio Samaranch, ancien président du Comité international olympique (CIO), a introduit la possibilité du sponsoring des équipes olympiques en 1980. Ce choix était-il judicieux ?
Si le CIO ne l’avait pas fait, il aurait disparu, et l’olympisme avec lui. Le sponsoring existait depuis les années 1960 dans les autres grandes compétitions internationales. Les grandes fédérations sportives disposaient de l’argent que leur rapportaient les droits télévisuels et elles auraient pu créer leurs propres JO.
Par cette introduction du droit au sponsoring, Samaranch a donc réussi à capter l’argent des télévisions et des sponsors pour l’événement olympique. Par ailleurs, la disparition du CIO pourrait induire une privatisation totale des compétitions par les marques, voire l’accaparement de ces compétitions par des États dictatoriaux, pour peu qu’ils parviennent à conquérir un nombre suffisant de fédérations internationales.
La folie du sport
La 22e Coupe du monde de football au Qatar est une édition qui fait tristement date.
D’un point de vue humain, d’abord, avec la mort de milliers d’ouvriers sur les chantiers de construction et les droits de l’homme bafoués. D’un point de vue écologique aussi : stades climatisés, 160 vols aller-retour quotidiens entre Doha et les pays voisins pour acheminer les supporters entre leur lieu de résidence et le stade. Autre aberration écologique et humaine : l’Arabie saoudite a été désignée pays organisateur des Jeux asiatiques d’hiver 2029. Des compétitions de ski en plein désert !
À l’image de notre société, le sport et ses grandes institutions accordent plus d’importance au gain financier qu’à l’humanité. Le sport est tombé sur la tête !