Réforme des retraites : les IEG ne lâchent rien

Piquet de grève à la centrale nucléaire de Gravelines (Nord), mars 2023.

Les agents des Industries électriques et gazières, comme ici à la centrale nucléaire de Gravelines (Nord), sont mobilisés depuis plusieurs semaines contre la réforme des retraites, qui reporte l’âge de départ à 64 ans et condamne le régime de retraite de la branche. ©Charles Crié/CCAS

Au cœur du plus grand mouvement social de ces dernières années, les agents des Industries électriques et gazières (IEG) mènent une lutte exemplaire, dure et durable, intersyndicale, partout en France. Reportages à Gravelines, la plus puissante centrale nucléaire de France, et dans les Alpes, région à l’origine de la moitié de la production hydraulique française.

Article coécrit par Samy Archimède, Thierry Marck et Tiffany Princep, édité par Tiffany Princep

« La motivation et la détermination, voire la rage, s’amplifient de jour en jour », raconte Pierrick Ève, contrôleur électrique (CQM), qui tient avec une vingtaine de collègues le piquet de grève de la centrale hydraulique de La Bâthie (Savoie) depuis le 6 mars. L’usine est occupée comme la douzaine de sites aux mains des grévistes de la plaque Rhône-Alpes, qui fournit la moitié de la production hydroélectrique française. Parmi ces sites, la centrale de Grand’Maison (Isère), la plus puissante du parc hydraulique avec ses 1 800 mégawatts (MW) – près de 10 % du parc – est elle aussi à l’arrêt.

Depuis plusieurs semaines, les agents des Industries électriques et gazières (IEG) sont mobilisés contre le projet de réforme des retraites : ils et elles occupent le terrain au travers d’actions fortes (rétablissement du courant, baisses de tarifs pour les usagers et coupures ciblées, « trains bleus » de véhicules en manifestation, blocages en interprofessionnelle) et la tenue de nombreux piquets de grève partout en France, dans la production, la distribution, le stockage et les terminaux méthaniers.

Une mobilisation dont l’impact commence à se faire sentir : la perturbation des travaux de maintenance et les baisses de production (15 000 MW retirés du réseau en continu et jusqu’à 25 000 MW par périodes, l’équivalent du tiers de la consommation instantanée d’électricité) auraient déjà eu des conséquences économiques importantes. Qu’elle soit médiatique ou plus confidentielle, la lutte actuelle a en tout cas atteint, à la fin du mois de mars, des sommets qui tutoient les grandes grèves de 1995.

Production, distribution, stockage, terminaux méthaniers, transport, piquets de grèves, actions et manifestations : la mobilisation des électriciens et gaziers contre la réforme des retraites du gouvernement Borne tape partout, et tape fort. Photos : ©Julien Millet, Philippe Marini, Eric Raz/CCAS, Thierry A M/UD CGT 13.

À Gravelines (Nord), les salariés de la plus grande centrale nucléaire du pays ont voté, lundi 27 mars, la poursuite du mouvement. Depuis plus de deux semaines, les agents se relaient sur le piquet de grève, convergent à Paris en manifestation, viennent en soutien aux sites voisins (stockage gaz, ports et docks, terminaux méthaniers), et se joignent aux actions coup de poing comme dernièrement à Lille, où les agents des Hauts-de-France ont brûlé leurs casques devant la préfecture. Bugey, Cattenom, Chinon, Civaux, Paluel, Le Blayais, Tricastin… Si les salariés du nucléaire débrayent, les salariés des énergies renouvelables ne sont pas en reste : dans les Hauts-de-France, les agents des parcs éoliens ont retiré 120 MW du réseau.

« Notre mobilisation ne fait que monter en puissance et elle va continuer parce que le 49.3, pour nous, ça a été un camouflet. Ils n’écoutent pas notre mécontentement et on va continuer jusqu’à ce qu’ils nous écoutent », lâche Manon Théobald. Infirmière référente en santé au travail au CNPE de Gravelines et elle-même statutaire, la jeune femme assure, avec neuf autres infirmières (toutes en grève) et cinq médecins, le suivi des quelque 1 800 agents de la centrale mais aussi des très nombreux salariés des entreprises prestataires.

Pour les IEG, « c’est la double peine »

« Ils veulent nous imposer la double peine : travailler deux ans de plus et nous faire sortir du statut », fulmine Frédéric Savéant, élu FO (syndicat majoritaire) au CSE du CNPE de Gravelines et membre du CSE central d’EDF SA. Au début du mouvement, la « clause du grand-père », qui préserve le statut pour les salariés déjà embauchés, a démobilisé bon nombre d’agents. Mais, pour Frédéric Savéant, « c’est un piège à cons » : « On sait très bien qu’ils ne s’arrêteront pas là. Notre caisse de retraite va très vite se retrouver en difficulté », poursuit-il.

La baisse mécanique du nombre de cotisants remettra en effet rapidement en question le régime pour tous, avec un manque à gagner chiffré à 100 millions d’euros par an pour 4 600 nouvelles embauches, selon les administrateurs salariés de la Cnieg, qui se basent sur une estimation de la Drees (Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques), et elle entraînera la disparition des droits sociaux des agents inactifs comme le tarif agent ou le droit aux Activités Sociales. Et c’est sans parler de la coexistence de deux statuts au sein des entreprises pour un même poste, l’un bénéficiant du régime spécial de retraite, l’autre non.



Déjà fortement mobilisés contre la réforme des retraites, les grévistes sont désormais plus déterminés que jamais à obtenir son retrait depuis le passage en force de la loi à l’Assemblée grâce au déclenchement de l’article 49.3 de la Constitution, le 16 mars dernier. Photos : ©Tiffany Princep/CCAS, Matthieu Aine, CGT CNPE Gravelines

La suppression du régime entache aussi l’attractivité des entreprises, déjà en difficulté pour recruter. « Le métier est dur, il y a des astreintes, les salaires sont bas : ça n’attire pas, résume Franck Cremillieux, 52 ans, responsable de groupe à Enedis Bourg-d’Oisans/La Mure (Isère). Il y a vingt-cinq ans, on avait 25 candidats pour un poste ouvert à l’externe. Aujourd’hui, c’est l’inverse, on a même du mal à recruter des stagiaires et des alternants. »

Réforme des retraites : les IEG ne lâchent rien | Journal des Activités Sociales de l'énergie | 20230328 CRIEC Gravelines retraites 55« Des agents font les trois-huit, montent l’astreinte, reçoivent des doses de radioactivité quotidiennement, et sont usés quand ils partent à la retraite. Je ne veux pas que ce soit de pire en pire. »
Manon Théobald, infirmière référente en santé au travail au CNPE de Gravelines (Nord).

Parmi les 70 salariés du site de stockage souterrain de gaz de Beynes (Yvelines) de Storengy, occupé depuis le 16 mars, « beaucoup sont exposés aux produits dangereux », rappelle Arnaud Boulay, 42 ans, délégué syndical CGT du site et secrétaire du CSE de Storengy France. On a même récemment détecté de l’amiante dans des peintures… « Quelles que soient les conclusions du Conseil constitutionnel, [qui rendra ses décisions le 14 avril, ndlr], je le dis tranquillement mais avec détermination : il n’est pas question de casser le statut », assène celui qui est aussi le secrétaire du CSE de Storengy. « Il faut maintenir la pression sur les députés, même s’ils n’ont plus la main sur la loi, souligne pour sa part Séverine Courtin, élue CFDT au CSE d’EDF Hydro Alpes. Si le référendum d’initiative partagé est entériné par le Conseil constitutionnel, il va falloir aller chercher des signatures, et ils auront leur rôle à jouer. »

Réforme des retraites : les IEG ne lâchent rien | Journal des Activités Sociales de l'énergie | st guillerme mathilde « Je ne me vois pas consigner des postes de haute tension, descendre dans les alternateurs pour les travaux ou monter l’astreinte jusqu’à 64 ans. »
Mathilde Vial, 36 ans, technicienne principale d’exploitation à Saint-Guillerme (Isère).

« Si la réforme passe, un autre président pourra éventuellement revenir sur les 64 ans, mais personne ne reviendra sur la suppression des régimes spéciaux », estime Mathilde Vial, 36 ans, technicienne principale d’exploitation à Saint-Guillerme (Isère), embauchée à 20 ans dans l’hydraulique. « On sent que même les jeunes de 35-40 ans ont du mal à récupérer après plusieurs soirs d’interventions, surtout dans de mauvaises conditions météo », confirme Franck Cremillieux, qui encadre les 12 agents Enedis de la BO Bourg-d’Oisans/La Mure.

Quant à changer de métier lorsqu’on est « usé par le travail », comme le suggérait la Première ministre lors de la présentation de la réforme le 10 janvier, les agents ne veulent pas en entendre parler : ils et elles aiment leur métier.

L’indispensable soutien de la population

Selon leur situation géographique, les piquets de grève de l’énergie sont plus ou moins visibles depuis la route. Quand c’est le cas, cornes de brume et klaxons se répondent. Le piquet de La Bâthie, installé au bord du bassin de démodulation (qui retient l’eau turbinée avant de la restituer à la rivière), est au bord de la RN90, au sud d’Albertville. Les voisins et les artisans alentour, les retraités de l’énergie et les salariés d’autres secteurs en lutte – enseignants, intermittents du spectacle, métallos… – apportent des gâteaux et des petits plats, des invendus et du bois pour le brasero, ou passent simplement dire bonjour.

L’usine de Saint-Pierre-de-Cognet (Isère), en amont du Drac, est encaissée entre les vallées de la Matheysine et du Trièves : l’endroit idéal pour organiser, le 19 mars, une « bouffe solidaire » au profit des caisses de grève des deux vallées. ©Tiffany Princep/CCAS

Une présence capitale pour le moral des grévistes, qui permet aussi de faire de la pédagogie, explique Guillaume Repussard, 37 ans, technicien de maintenance à l’EIM Dauphiné Champ-sur-Drac, qui se déplace en fonction des besoins des piquets de l’Unité de production Alpes : « La rencontre avec les personnes extérieures permet d’expliquer l’Arenh, le marché de l’énergie, le tarif de l’électricité, le régime de retraite des IEG… On leur apprend plein de choses, et ça les énerve encore plus ! »

Ailleurs, des concerts de soutien et des collectes solidaires sont organisés en interprofessionnelle au profit des grévistes de l’énergie, des syndicats ou des collectifs locaux. Les caisses de grève, qu’elles soient locales, fédérales ou nationales, ont d’ailleurs atteint des records grâce aux dons en ligne, signe de la forte adhésion de la population au mouvement de contestation : près de 70 % des sondés se déclarent contre la réforme des retraites, et soutiennent les mobilisations.

A g. : jeudi 23 mars, un barrage filtrant est installé par les agents de l’énergie sur la très fréquentée RN85 au sud de Grenoble, à Champagnier. A dr., : le 17 mars, une journée de lutte intersyndicale à l’usine de Saint-Georges-de-Commiers. ©Nicolas Peix

À l’origine d’un barrage filtrant sur la très fréquentée RN85, au sud de Grenoble, Nicolas Peix, technicien d’exploitation à la centrale de Saint-Georges-de-Commiers et secrétaire général FO Hydro Alpes, souligne les deux enjeux du mouvement actuel : « Un enjeu de visibilité et une bataille de l’opinion, qui sont largement gagnés, et un enjeu de solidarité entre toutes les entreprises des IEG alors qu’on n’a plus de relations de travail avec certaines. » « Le seul avantage de cette réforme, c’est qu’elle fédère tout le monde ! » résume Cyril Carnot, élu CGT au CSE d’EDF Hydro Alpes.

Une pression sur l’économie qui commence à faire grincer des dents

En ralentissant, voire en stoppant la production et le fonctionnement des entreprises, les grévistes ont deux types d’impacts. « Le premier est financier, sur l’entreprise, sur la Bourse et sur l’État, notre premier actionnaire à EDF, détaille Cyril Carnot. Ensuite, on contrarie les échanges commerciaux européens, notamment entre la France, l’Italie, la Suisse et l’Allemagne. » Le réseau électrique européen étant interconnecté, les baisses de production forcent la France à acheter de l’électricité au prix du marché, bien supérieur au coût de production.

Réforme des retraites : les IEG ne lâchent rien | Journal des Activités Sociales de l'énergie | 20230328 CRIEC Gravelines retraites 42« Il y a des enjeux importants pour le passage de l’hiver prochain. Au gouvernement, il y a des gens qui doivent se rendre compte de la situation, même s’ils ne le disent pas. »
Philippe Smeckaert, ingénieur d’exploitation à Gravelines (Nord).

À Gravelines, seuls ceux qui sont affectés à la sûreté ou à la protection de site (sécurité) peuvent passer, et les grévistes ont empêché la tranche n° 1 de reprendre son activité après la fin de la période de maintenance, tandis qu’un autre blocage était prévu le 31 mars sur la tranche n° 6. Les sites de distribution bloqués assurent uniquement les urgences, et invitent à ne pas participer aux Fire (forces d’intervention rapide d’électricité) déployées en cas de fortes intempéries. Les centrales hydrauliques ont arrêté de produire, et n’assurent que la sécurité et l’équilibre du réseau.

Côté gaz, des points de livraison des navires méthaniers comme Montoir-de-Bretagne (Loire-Atlantique), Fos Tonkin et Fos Cavaou (Bouches-du-Rhône) ou Dunkerque (Nord) aux sites de stockage, c’est l’ensemble de la chaîne gazière, d’Elengy à Storengy, qui est impactée. « À la sortie de l’hiver, les stocks sont évidemment au plus bas, explique Arnaud Boulay, le secrétaire du CSE de Storengy France. La grève a un impact sur le calendrier de livraison et de stockage qui court jusqu’à l’été. Un calendrier soumis, depuis vingt ans et l’ouverture des marchés de l’énergie, au rythme du trading, qui bouleverse la cadence des approvisionnements. »

Faire corps, et ne rien lâcher jusqu’au retrait

Sur les piquets, on sent les agents à la fois épuisés et plus déterminés que jamais. Les 70 à 100 heures de grève par tête commencent à se faire sentir, sur le salaire certes, mais aussi sur le corps et les nerfs des grévistes, qui se relaient jour et nuit sur site, dormant sur des matelas gonflables. « Je rentre chez moi une à deux heures par jour, témoigne Hervé, 33 ans, technicien d’exploitation à la centrale hydraulique de Grand’Maison. Ma femme est aide-soignante de nuit. On se relaie auprès de nos filles : à 9 et 11 ans, elles comprennent la situation, même si c’est dur pour elles. »

Certains piquets de grève tiennent depuis plus de trois semaines, grâce à la ténacité des agents et à la solidarité interentreprise, interprofessionnelle et intersyndicale. Photos : Gravelines (Nord), Grand’Maison et Saint-Guillerme II (Isère). ©Tiffany Princep, Charle Crié/CCAS

Les roulements organisés entre les salariés des sites occupés sont parfois renforcés par la présence de collègues d’autres entreprises : dans l’hydraulique, les grévistes peuvent compter sur les agents de l’EIM (intervention mécanique), de la DTG et du CIH (ingénierie), mais aussi de la distribution pour souffler un peu. À Gravelines, au milieu des vestes et des casques EDF, on croise quelques logos Orano et des chasubles DK6, provenant de la centrale thermique de Dunkerque, qui appartient à Engie thermique France (ETF). « Sans l’interpro, tu ne peux pas construire une lutte aujourd’hui », assure Stéphane Avonture, délégué syndical CGT de l’ensemble des centrales d’ETF et chef de quart à temps plein.

« On a besoin de s’afficher comme faisant partie des IEG, confie Florian Guernier, 39 ans, technicien d’exploitation à la centrale hydraulique de Saint-Georges-de-Commiers. Un mouvement aussi unanime, et qui dure autant, ça n’était pas arrivé depuis longtemps. » Ce besoin de faire corps, de renouer des liens entre toutes les entreprises des IEG est tangible partout sur le terrain, comme sur les réseaux sociaux, où les agents partagent leurs jours de grève comme des faits d’arme.

Le mouvement s’est même trouvé une mascotte : le personnage de Dobby, du nom de l’elfe de maison de Harry Potter dans la saga éponyme – pour souligner ironiquement le manque de reconnaissance des agents d’exploitation. Véritable fierté des IEG en lutte, Dobby, dont les frasques font un tabac sur le groupe Facebook privé Techniciens des IEG (24 700 membres), est acclamé autant que réclamé par bon nombre de sites grévistes en France. Il est même désormais possible de suivre Dobby sur sa propre page Facebook.

Le 28 mars, Dobby a entamé une tournée dans quelques sites occupés par les grévistes, avec une première étape à la centrale du Tricastin, dans la Drôme. ©Tiffany Princep/CCAS

« L’idée est de redonner le sourire aux collègues », raconte Pierre dit « Pierrot », alias Dobby, 30 ans, technicien d’exploitation depuis sept ans à Grand’Maison, où il est entré après un licenciement économique dans le BTP. Lui qui a toujours « rêvé d’entrer à l’EDF pour faire de l’électricité pour les gens » n’a pas connu les entreprises publiques intégrées – comme bon nombre de trentenaires salariés des IEG – mais il veut leur redonner corps au travers de ce mouvement.

« On est en train de battre le record de la dernière grosse grève de 1995, conclut son collègue Hervé. Même si on perd ce combat – ce qu’on n’imagine pas –, on sera fiers de ce qu’on a fait et des solidarités créées. » Dehors, à Grand’Maison comme ailleurs, le brasero continue de brûler jour et nuit, comme la colère des électriciens et gaziers, jusqu’au retrait de la réforme.

Brasero du piquet de grève à la centrale hydraulique de La Bâthie (Savoie), mars 2023.

Brasero du piquet de grève à la centrale hydraulique de La Bâthie (Savoie), mars 2023. ©Matthieu Aine

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