Ces femmes kurdes qui inventent une société progressiste

Ces femmes kurdes qui inventent une société progressiste | Journal des Activités Sociales de l'énergie | femmes kurdes

Manifestation de Kurdes à Suruç, à 2 km de la ville syrienne de Kobané tenue par l’organisation Etat islamique, en soutien des combattants de l’YPG et de l’YPJ. ©F.Lafargue/CCAS

Leur lutte contre Daech a fait d’elles des héroïnes dont les images circulent dans le monde entier. Mais leur détermination et leurs combats portent bien au-delà : depuis plusieurs décennies, les militantes kurdes se battent pour une société égalitaire.

Les Unités de défense féminines (YPJ) dont les héroïnes font les unes des journaux sont aussi les héritières d’un mouvement de résistance créé il y a près de quarante ans en Turquie autour de Sakiné Cansiz, cofondatrice du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). C’est le projet émancipateur de ce mouvement des femmes kurdes, cette utopie d’une société égalitaire, démocratique, multiconfessionnelle et multiethnique. Véritable exception dans un Proche-Orient obsédé par l’effacement et la soumission des femmes, le Parti de l’union démocratique, issu du PKK turc, les branches militaires YPG-YPJ et l’action populaire quotidienne ont en effet de quoi nourrir l’espoir, dans cette région ravagée par le fondamentalisme religieux, le despotisme étatique et l’ingérence des puissances internationales. Au Rojava (Kurdistan syrien), elles promeuvent et entendent pratiquer à parité avec les hommes l’autogouvernement des communautés locales, le socialisme démocratique, l’écologisme libertaire et le féminisme.

Economie

Les réseaux d’assemblées populaires et de coopératives que le peuple du Rojava a mis en place se fondent sur le modèle radical du confédéralisme démocratique, élaboré par le leader kurde Abdullah Öcalan (en prison depuis 1999 et condamné à perpétuité en 2002), inspiré, bien avant 2011, par les travaux de l’écologiste américain Murray Bookchin. L’idéologie du confédéralisme démocratique d’Öcalan comporte trois piliers : une société autonome et démocratique, une écologie durable et l’égalité de genre. Le modèle économique du Rojava s’inscrit dans ce cadre pour mettre en œuvre une économie alternative fondée sur un modèle social communautaire. Les coopératives participent à un réseau autonome d’assemblées populaires dont l’objectif est la liberté pour tous. Ce sont des entreprises démocratiques, créées à l’échelon local, qui visent à répondre aux besoins économiques de la communauté tout en lui proposant des alternatives accessibles. Par exemple, les coopératives de femmes s’efforcent de fabriquer des produits qui soient saisonniers, artisanaux et locaux, souvent vendus sur le marché à des prix plus bas.

Les coopératives sont aussi un lieu d’exercice de pratique démocratique, avec comme principe fondamental « un membre, une voix » : les profits sont répartis à égalité entre tous les membres, contrairement au système de marché capitaliste, fondé sur la logique de l’investissement (le profit y est proportionnel aux parts détenues dans une affaire). Des milliers de coopératives fonctionnent dans plus de cent pays dans le monde – dont le Royaume-Uni, l’Espagne, le Canada, les États-Unis ou encore l’Inde –, mais, au Rojava, l’importance du système coopératif tient aux efforts de démocratisation de tous les secteurs de la société, économie comprise. Ainsi, la mise à disposition de moyens et la recherche de nouvelles pistes permettant aux groupes traditionnellement marginalisés – comme les femmes – de participer activement à l’économie locale sont un aspect essentiel de ce modèle démocratique radical. Plus encore, il contribue à installer, à échelle populaire, des pratiques effectives de démocratie, tout en décentralisant et en amoindrissant le pouvoir de contrôle du marché par l’État. Les coopératives permettent à la communauté de produire des biens d’origine locale et de créer des emplois, offrant ainsi la possibilité aux travailleurs non qualifiés d’acquérir des compétences.

Education

Dans le projet de l’autonomie démocratique du Rojava, l’éducation est centrale car la création d’un système d’éducation auto-organisé, dégagé de la tutelle de l’État, permet d’enseigner dans les langues maternelles et de créer des contenus d’enseignement en accord avec l’autonomie démocratique. Tout le monde (c’est-à-dire filles comme garçons) est obligé d’aller à l’école à partir de l’âge de 6 ans. Par ailleurs, de nombreuses académies destinées aux adultes ont vu le jour. Elles constituent un espace dans lequel la société construit elle-même sa force intellectuelle. C’est flagrant dans le cas des académies de femmes, haut lieu d’émancipation où la séparation enseignant.e / étudiant.e n’existe pas : il s’agit plutôt de formation auto-organisée. L’apprentissage par cœur et la vérité « toute crue » y sont plutôt mal vus. Toute personne qui sait quelque chose ou veut présenter quelque chose peut se trouver enseignante. Ces enseignements comprennent de l’histoire, de l’anthropologie, de la philosophie, une critique du droit. Le modèle des académies de femmes est le mieux connu et le plus abouti actuellement. Les femmes y travaillent sur leurs rapports historiques avec les hommes, l’inégalité à travers les siècles. Y sont développées des critiques du système patriarcal, qui, dans les théories d’Öcalan, fonctionne main dans la main avec l’État. Parmi les savoirs transmis et développés dans cette académie, la « jineolojî » occupe une place toute particulière. Il s’agit d’une science des femmes développée par les femmes kurdes à partir de leurs expériences vécues et destinées aux femmes. Le mot « jin » signifie « femme », mais aussi « issu de la vie », ce qui renvoie à la façon dont elles entendent élaborer ce savoir : à partir des connaissances acquises au quotidien, des savoirs pratiques des femmes.

Organisation politique

Sur le plan politique, au Kurdistan turc, le paradigme de l’autonomie démocratique expérimenté par l’Union des communautés du Kurdistan (KCK) à partir de 2005 se traduit par la constitution d’un réseau de conseils de villages, villes et régions. En 2007, le Congrès pour une société démocratique (DTK) a tenté de rassembler les structures qui voulaient militer pour une société démocratique. Il s’agit en quelque sorte d’un « parlement » auto-organisé du Kurdistan du Nord sans lien avec l’État turc et ne bénéficiant d’aucune reconnaissance de sa part, mais doté de statuts dont voici un extrait :

« Nous voulons vivre de manière égale, juste et libre avec tous les peuples de Turquie. Nous considérons qu’une constitution démocratique qui s’appuie sur les droits humains universels est une condition indispensable pour que les Kurdes puissent accéder à leur droit.

Le DTK se compose des différents partis politiques et organisations de la société civiles et de diverses personnes influentes (comme les chefs religieux). Il s’agit d’un chapeau dans lequel se regroupe diverses organisations. Toutes les décisions prises dans les assemblées générales s’appliquent aux organisations qui le composent. Les gouvernements locaux (municipalités) en sont membres.

Le DTK est dirigé par deux codirigeants (un homme et une femme) accompagné.e.s de 11 membres d’un comité de direction élu par l’AG. Tous les deux ans, le DTK se réunit en « congrès ». Ils se réunissent tous les trois mois en AG. L’AG des 501 délégué.e.s est le lieu central de décision.

Le comité de direction applique les décisions. Les décisions sont prises suite au travail de commissions. Chaque commission discute et définit les besoins, fait son compte-rendu. Si la commission en a le besoin, elle soumet une motion à l’AG. »

La structure du DTK est donc horizontale, mais aussi représentative. Il ne s’agit pas d’en faire une institution « de pouvoir » ou « étatique ». Tous les délégués sont révocables et doivent suivre les décisions prises. Personne ne peut décider seul. L’horizontalité s’exerce par les commissions qui sont au centre du travail du DTK. Elles émanent des assemblées locales, mais chaque commission existe aux divers niveaux : quartier, ville, département, région. Ces commissions travaillent sur des sujets liés aux problèmes de la population du Kurdistan. Elles sont au nombre de 14 (sociale, écologie, politique, diplomatie, droit, économie, droits humains, femmes, jeunesse, savoir (recherche et enseignement), peuples et croyances, internationale, soin et santé). Chaque commission a ses propres assemblées.
Et si c’était cette révolution démocratique que les dictateurs et leurs alliés occidentaux voulaient tuer dans l’œuf ?

Source L’autonomie démocratique au Rojava, article de Sarah Caunes et d’Anouk Colombani, site internet Association Autogestion.
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