Edwy Plenel rend hommage au Maitron

Rencontre avec Edwy Plenel ©J.Marando/CCAS

Rencontre avec Edwy Plenel en mars 2013 ©J.Marando/CCAS

Ils ont fait l’histoire, mais l’histoire les a occultés. Edwy Plenel, le fondateur de Mediapart, dans « Voyage en terres d’espoir« , est allé à la rencontre de celles et de ceux qui peuplent l’oeuvre monumentale du Maitron, dictionnaire du mouvement ouvrier et social auquel a été donné le nom de l’historien qui l’a dirigé, Jean Maitron. Une promenade au fil de leur vie de combat. Une invitation à la résistance.

Vous visitez le Maitron depuis quelques années, le plus grand dictionnaire biographique en France. Pourquoi une telle lecture ?

Le Maitron, c’est symbolique. C’est une armée de petits fantômes amicaux, sympathiques et bienveillants qui ont mené à un moment de leur vie – et pour certains, toute leur vie –, dans toutes sortes de contextes et d’époques, les combats de l’égalité des droits qui, pour moi, sont éternels. D’autant plus que toutes ces histoires sont des incitations à lire d’autres récits de vie. Le Maitron est une sorte de parabole sur la curiosité pour les causes de l’humanité.

@BdeCamaret/CCAS

À g., le dernier tome du Maitron, “Dictionnaire biographique, mouvement ouvrier, mouvement social“, C.Pennetier et P. Boulland (dir.) ©Éditions de l’Atelier. À dr., le Maitron des électriciens et gaziers, P. Boulland (dir.). ©B.deCamaret/CCAS

En quoi convoquer ces fantômes de l’histoire – des histoires de vaincus – peut-il générer de l’espoir ? Ces personnalités ne sont pourtant pas entrées dans l’histoire ?

Si, si, l’histoire n’est faite que de ça. C‘est nous qui devons nous libérer, dans nos têtes, de la notion que l’histoire serait uniquement celle des vainqueurs, des monuments, des rois, des empereurs, des présidents. Aux grands hommes, la patrie reconnaissante. Mais non, l’histoire est faite par tous les gens sur lesquels se hissent de grands hommes. Il n’y a pas de grands hommes sans les peuples qui ébranlent, qui portent, qui mettent en mouvement. De ce point de vue, le Maitron était pionnier. Nous aimons nous souvenir qu’il y a eu ces audaces, ces courages, ces déplacements à hauteur de vies ordinaires, faisant des choses extraordinaires. Je plaide pour cela car je pense que c’est notre liberté. Ma vie, comme la vôtre, n’est pas déterminée par de grands personnages qui me disent ce que je dois faire. Ma vie, c’est là où je travaille, je vis, là où je suis au rendez-vous avec ma liberté. Cela veut dire, puisque que je suis journaliste, que je me bats pour l’indépendance du journalisme, pour qu’il y ait une presse qui soit au rendez-vous du droit de savoir des citoyens.

Le vainqueur, lui, ne nous lègue rien. Il dit : « J’ai vaincu, donc allez-vous faire voir ! Il n’y a plus rien à voir, simplement à vous prosterner devant ma statue. »

Quand on me dit que ce sont des vaincus, je réponds que cela ne veut pas dire que nous héritons de la défaite. Cela veut dire que nous héritons, au contraire, de la promesse en jachère qu’ont laissée ces vies. Ils se sont battus, ils n’ont pas vu la victoire de ce qu’ils défendaient de leur vivant mais leur vie nous lègue ce combat. En revanche, le vainqueur, lui, ne nous lègue rien. Il dit : « J’ai vaincu, donc allez-vous faire voir ! Il n’y a plus rien à voir, simplement à vous prosterner devant ma statue. » Ma parabole de la victoire des vaincus, c’est que tous ces combats-là font ce que nous sommes. Ces combats sont d’aujourd’hui. Prenez le mot « ouvrier » : certains ont voulu l’effacer depuis trente ans alors que vingt-cinq pour cent des salariés sont des prolétaires et vingt-cinq des employés, cela fait cinquante pour cent. C’est le groupe social le plus important. Ils se sont battus longtemps. Même s’ils ont été défaits de manière récurrente, ils nous lèguent toujours cette revendication que le peuple ouvrier soit représenté de et par lui-même et non pas par des bourgeois, des hauts fonctionnaires ou des énarques. Ils demandent à parler en leur nom.

Lire aussi : un extrait du livre d’Edwy Plenel sur Médiapart

Comment avez-vous opéré vos choix parmi ces 164 000 fiches ?

Je suis parti de Mediapart avec ce fantôme sympathique qui est celui du député Baudin, mort sur la dernière barricade lors du coup d’État de celui allait devenir Napoléon III, le 2 décembre 1851. Derrière Baudin, il y a une histoire de presse, une campagne faite par le journaliste républicain Charles Delescluze afin d’obtenir un monument pour Baudin. Charles Delescluze sera lui-même un des leaders de la Commune de Paris et mourra sur une des barricades de la Commune. On se guide à sauts et à gambades, comme disait Montaigne. Par résonances, par échos. Nous sommes en 1851, qu’est-ce que c’est ? C’est la résistance au coup d’État. Mais la résistance n’était pas qu’à Paris. Et hop, nous allons à Clamecy, dans la Nièvre, où est organisé un festival en hommage aux résistants, les rebelles au coup d’État déportés, notamment, en Algérie. Et comme par hasard, Jean Maitron est originaire de la Nièvre. On essaie alors de comprendre pourquoi il y a une tradition de gauche dans la Nièvre. Ce fut le département d’élection de François Mitterrand, alors qu’il n’en était pas issu, ou de Pierre Bérégovoy, ou encore du député socialiste frondeur d’aujourd’hui, Christian Paul, etc.

Mon souci était aussi de nous obliger à nous déplacer. J’ai également choisi de parler de ce mouvement ouvrier francophone aux États-Unis dont Bernie Sanders est le produit. Mais aussi du grand romancier et libertaire chinois Pa Kin. C’est vrai, j’ai voulu raconter la belle histoire. Je ne voulais pas m’encombrer avec des spectres, mais accomplir un voyage joyeux. La part d’ombre de l’histoire socialiste ou communiste a été mille fois convoquée jusqu’à en faire oublier l’autre part.

Le Maitron : l’invention de la biographie collective, par le Centre d’histoire sociale du XXe siècle

Source : Cellule audio/vidéo du Centre Edgar-Morin

Parmi les engagements que vous citez, il y a effectivement une grande diversité. Par exemple, celui de certaines familles juives dans la guerre d’Algérie en faveur de l’anticolonialisme.

Je suis, dès l’enfance, saisi par l’histoire familiale dans ses combats anticolonialistes. Cela a déterminé ma vie. Je pense que ces combats sont des moments de vérité du combat pour l’égalité. Ils obligent, y compris le mouvement ouvrier européen, à se mettre en cause, à se dire : « Est-ce que je ne profite pas de l’exploitation d’autres peuples ? » Ils obligent à se poser des questions autres que celle de l’identité ouvrière et à voir que les peuples sont opprimés à cause de leur origine, de leur couleur, du préjugé raciste. Pareillement pour la religion.

Dans l’histoire du mouvement indépendantiste algérien, j’ai choisi de raconter d’abord Mohammed Harbi qui est resté toute sa vie fidèle à ses engagements de jeunesse. Après lui, j’ai convoqué deux belles figures que l’on connaît trop peu – mais au coeur de l’engagement dans la cause indépendantiste – venues du Parti communiste algérien et qui ont rejoint le FLN jusque dans ses actions militaires. Elles témoignent du déplacement de ces familles juives algériennes. Une manière de rappeler que l’entêtement de la France, qui a brutalisé l’Algérie en refusant l’évidence de la décolonisation, a aussi retardé l’indépendance et aggravé la déchirure interne.

"Voyage en terre d'espoir" ©Éditions de l'Atelier

À g., Edwy Plenel dédicace son livre “Le droit de savoir” (2013) ©B.deCamaret/CCAS. À dr., couverture du livre “Voyage en terres d’espoir” ©Éditions de l’Atelier

En quoi le décryptage de ces biographies fait-il écho à notre époque ? Votre livre, par son enthousiasme, me paraît aller à contre-courant.

Je ne le crois pas, c’est un livre d’actualité. C’est un passé plein de « à présent ». J’ai choisi de commencer par le député Alphonse Baudin, qui est le symbole de la résistance au bonapartisme, donc au césarisme français, donc au présidentialisme, donc à la confiscation de la volonté de tous par le choix d’un seul puisque c’était la résistance au coup d’État du premier président de la République élu au suffrage – pas universel, les femmes ne votaient pas. Et c’est bien pour cela que, jusqu’au début de la Ve République, les Français républicains ne voulaient pas de président élu ; ils savaient que le risque, c’était que le président se dise : « La volonté populaire, c’est moi. » Et qu’est-ce que nous avons depuis la Ve République ? Nous avons des gens qui nous disent « nous » pendant le petit temps des campagnes électorales et qui, une fois président, disent « je ».

Pour moi, la démocratie n’est pas le droit de vote, il n’est qu’un élément. Mais on peut voter et voter à l’aveugle, voter en étant trompé par la propagande, par le manque d’information pluraliste, et donc voter en ayant la main sur les yeux et voter pour son pire ennemi. La démocratie, c’est un système autrement complexe qui appelle non seulement des pouvoirs, des contre-pouvoirs, mais une délibération permanente, un droit de réunion, un droit de manifestation, un droit de grève, un droit de faire surgir l’agenda du peuple lui-même et pas seulement celui de déléguer son pouvoir à d’autres. Ce livre vient en écho à ce qui s’est passé au printemps dernier entre la mobilisation sur le travail – qui est notre richesse – contre une modification autoritaire du Code du travail et la mobilisation d’une jeunesse qui, en tâtonnant, a fait ses réunions, a parlé de Nuit debout, etc. Tout cela a eu lieu et nous allons bien le sentir dans les urnes. Ceux qui n’ont pas été écoutés se vengeront par le vote. Mais le vote ne suffira pas. Ils feront autre chose. Mon livre est, je crois, très actuel.

Voyage en terres d’espoir“, les Editions de l’Atelier, 2016, 500 p., 25 euros. Le livre d’Edwy Plenel est sorti en même temps que le dernier tome du Maitron (t.11, 1940-1968), dirigé par Claude Pennetier et Paul Boulland.

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Le Maitron des électriciens et gaziers

Le Maitron des électriciens et gaziers, dans son édition revue et enrichie, contient quelques 400 notes biographiques de militants des Industries Electrique et Gazière, de la Libération aux années 2000. L’ouvrage est en vente auprès des éditions de l’Atelier, auprès de vos CMCAS et vos SLVie ainsi sur les rayons des bibliothèques des centres de vacances. Cliquez ici pour commander le Maitron des électriciens et gaziers.

Le Maitron en ligne Grâce au travail de l’Association des amis du Maitron, une base de données biographiques est disponible en ligne sur maitron-en-ligne.univ-paris1.fr. L’accès complet au site est offert pendant 3 mois pour l’achat de « Voyage en terres d’espoir » d’Edwy Plenel. L’achat de n’importe quel volume du Maitron offre un accès d’un an à l’ensemble des notices du Maitron en ligne. Pour plus d’information, contactez l’Association des amis du Maitron : info@maitron.org 

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