Serge Paugam : « L’être humain est anthropologiquement solidaire »

Serge Paugam, sociologue spécialiste des ruptures sociales au CNRS et à l’EHESS

Directeur de recherches au CNRS et à l’EHESS, Serge Paugam travaille sur la notion d’attachement social, défini comme l’entrecroisement des liens sociaux multiples régis par des règles propres à chaque société. ©Allaoua Sayad

Famille, amis, travail, communautés… L’attachement social structure les êtres sociaux que nous sommes depuis la naissance, constate Serge Paugam, sociologue spécialiste des ruptures sociales au CNRS et à l’EHESS. Mais face au dérèglement climatique, une solidarité plus large pourrait bien naître, témoignant de la « conscience collective d’un attachement vital et solidaire à l’humanité tout entière ».

Votre prochain livre s’intitule « L’Attachement social ». Que signifie ce concept et en quoi se différencie-t-il de la notion de lien social ?

Serge Paugam – La notion de lien social est très générale et son maniement n’est pas très aisé car, dans la réalité, il existe plusieurs types de liens sociaux qui renvoient à des sphères distinctes de la vie sociale et, par conséquent, à des groupes sociaux de nature différente.

Hier comme aujourd’hui, l’individu ne peut vivre sans attaches et passe sa vie à s’attacher – ou à se rattacher après une rupture – à sa famille tout d’abord, mais aussi aux proches qu’il s’est choisis par nécessité, par amour ou amitié, à sa communauté ethnique ou religieuse, à ses collègues de travail ou à ses pairs, aux personnes qui partagent les mêmes origines géographiques, sociales ou culturelles, et bien entendu aussi aux institutions de son pays.

Autrement dit, l’être humain est anthropologiquement solidaire car il ne peut vivre sans ces attachements multiples, qui lui assurent à la fois la protection face aux aléas du quotidien et la reconnaissance de son identité et de son existence sociale.

Je définis l’attachement social comme le processus d’entre croisement de ces différents types de liens sociaux. Celui-ci se forme au moment de la socialisation de l’individu au sein de sa famille et au contact des institutions sociales, à commencer par l’école. Il se prolonge dans la vie adulte car les liens sociaux se font, se défont et se refont au rythme des épreuves et des âges de la vie.

Le chômage et la pauvreté monétaire s’accompagnent souvent d’une pauvreté relationnelle diffuse qui suscite le sentiment collectif d’une dislocation de la société.

Justement, la crise du lien social, dont on parle tant, n’est-elle pas finalement la conséquence de ces ruptures cumulatives de liens sociaux ?

La thèse du délitement du lien social est ancienne. La question qui taraude tous les sociologues du XIXe siècle est bien de savoir comment le lien social peut se maintenir dans une société où les individus sont plus autonomes, c’est-à-dire moins contraints par les groupes auxquels ils sont attachés, et aussi, par conséquent, plus égoïstes, plus dispersés et plus isolés les uns des autres.

Plus d’un siècle plus tard, cette question fondamentale demeure. Elle exprime, comme au XIXe siècle, une inquiétude, celle d’une société qui se transforme et qui emporte avec elle toutes les normes et les valeurs qui avaient permis aux générations passées de trouver un mode de cohésion et de régulation favorable à l’intégration du plus grand nombre.

Mais ce scepticisme face à l’individualisme contemporain se conjugue aujourd’hui avec le constat que de nombreuses franges de la population connaissent des ruptures cumulatives et simultanées de liens sociaux, ce qui entraîne leur disqualification sociale. Par exemple, le chômage et la pauvreté monétaire s’accompagnent souvent d’une pauvreté relationnelle diffuse qui suscite le sentiment collectif d’une dislocation de la société.

En isolant les individus, la crise sanitaire avait fait émerger des élans de solidarité. Cette solidarité s’est-elle révélée durable et a-t-elle renforcé certains liens sociaux ?

Vous avez raison, la pandémie a suscité des formes nouvelles de solidarité en direction des populations les plus exposées au virus – les soignants, les livreurs, les éboueurs, les pauvres… – mais elle a aussi eu pour effet de réactiver le lien de citoyenneté. Pour y faire face, un appel collectif au civisme a été lancé à l’échelon de la nation, et aussi à l’échelon de chaque commune, afin que chacun respecte le confinement. Et si cet appel n’a pas toujours été entendu de façon unanime dans les premiers jours, il faut surtout retenir qu’il s’est globalement imposé.

Les citoyens ont accepté ainsi de devenir des associés solidaires afin de se protéger eux-mêmes, mais aussi de protéger les autres, notamment les plus vulnérables. Ce principe de prévention correspond à une forme de mutualisation des risques. Il n’est pas certain toutefois que ce renforcement des liens sociaux soit durable une fois la crise sanitaire passée. Cependant le fait qu’il se soit ainsi si fortement manifesté est un signe de la capacité de cohésion de la société lorsqu’elle est menacée.

La conscience d’une menace qui dépasse largement les frontières de nos nations nous renvoie à une interdépendance mutuelle et mondiale. Le risque n’est pas celui d’un groupe social ou d’un groupe de pays mais celui de la terre entière.

La crise de l’énergie et les préoccupations environnementales entraînent-elles des modifications dans la façon de nous sentir attachés les uns aux autres ?

Il est vrai que les interdépendances humaines s’expriment de plus en plus à l’échelle de l’humanité tout entière. Elles naissent des risques planétaires que nous encourons tous en tant qu’êtres humains. Les menaces qui pèsent sur notre équilibre écologique sont de plus en plus intenses et il faudrait être aveugle pour ne pas en voir les conséquences dans notre vie quotidienne. La planète entière se réchauffe, les glaciers fondent à vue d’œil, le niveau des mers monte, les forêts brûlent et des inondations régulières font des ravages dans toutes les régions du monde.

La conscience d’une menace qui dépasse largement les frontières de nos nations nous renvoie à une interdépendance mutuelle et mondiale. Le risque n’est pas celui d’un groupe social ou d’un groupe de pays mais celui de la terre entière.

À la fin du XIXe siècle, c’est la conscience partagée des individus des pays industriels d’être ensemble confrontés aux aléas de la vie (maladie, invalidité, vieillesse, perte d’emploi, veuvage, etc.) qui permit de mettre en place progressivement des systèmes d’assurance sociale étendus à l’ensemble de la population. De la même façon, on peut se demander si, au XXIe siècle, le moment n’est pas venu pour les êtres humains de devenir des associés solidaires pour se prémunir des dangers auxquels ils sont confrontés à court terme. Autrement dit, il s’agirait de développer la conscience collective d’un attachement vital et solidaire à l’humanité tout entière.


Pour aller plus loin

"L'attachement social. Formes et fondements de la solidarité humaine", de Serge Paugam, Seuil, 2023« L’attachement social. Formes et fondements de la solidarité humaine », de Serge Paugam
Seuil, à paraître en février 2023, 27 euros.

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