Rony Brauman : « Nous sommes tous des réfugiés potentiels »

Rony Brauman à Bangui, République centrafricaine, 2014 © William Martin, Médecins sans frontières

Rony Brauman à Bangui, République centrafricaine, 2014 © William Martin, Médecins sans frontières

(Edit du 18.11.16) L’hiver dernier, Rony Brauman nous accordait un entretien sur la situation des réfugiés. Énoncée il y a un an presque jour pour jour, son analyse reste, malheureusement, toujours d’actualité.

Rony Brauman, ancien président de l’ONG Médecins sans frontières (1982-1994) salue l’action de la CCAS en matière d’accueil des réfugiés et décrypte les craintes parfois suscitées par l’arrivée en Europe de ces populations contraintes à l’exil.

Que vous inspire l’engagement de la CCAS auprès du dispositif d’accueil des réfugiés ?
Rony Brauman : Le plus grand bien ! L’accueil doit être co-organisé à tous les échelons de la société : des associations, des comités d’entreprises, des municipalités, des régions et l’État. C’est absolument fondamental, parce que c’est un effort important ; qu’il ne peut pas être seulement exercé de haut en bas. L’ampleur, comme la nature du problème, requiert une mobilisation à tous les échelons de la société. Ce que fait la CCAS en ce sens est très bien.

Vous avez vu, secouru des milliers de réfugiés dans votre vie de médecin de l’urgence humanitaire. Comment ces personnes vivent-elles cet exil forcé ?
Pour tous les réfugiés que j’ai rencontrés : le désir d’être ailleurs. Ceux que j’ai vus, ce sont des gens qui étaient au milieu de leur parcours, qui avaient quitté leur pays sans pour autant avoir atteint leur destination finale qui était soit le retour dans leur pays, soit un pays d’accueil. Je les voyais dans des camps où ils étaient en transit. Et ce qui les caractérisait tous, c’était cette incertitude et cette position d’attente. Pas une attente passive d’ailleurs. Les réfugiés sont actifs, travaillent, s’organisent. Ça étonne beaucoup de gens qu’à Calais, par exemple, on trouve des boutiques, des services. Il n’y a pas un camp de réfugiés où cela ne se crée très vite. Ça ne veut pas dire qu’ils prennent racine. Toute leur énergie est tendue vers le retour chez eux. Le sentiment qui domine, c’est l’anxiété du prochain lieu provisoire d’installation. Après, tout dépend de leur âge, leur situation familiale, leur personnalité, comme tout le monde. Nous sommes tous des réfugiés potentiels.

Rony-Brauman-© MSF-1

Rony Brauman © MSF-1

A contrario des actions de sensibilisations menées par la CCAS, les médias nous présentent très souvent les réfugiés comme des chiffres des flux ou bien en montrant des images d’arrivées massives, cela ne facilite pas l’empathie…
Avant que l’exode des Syriens ne se produise, par la voie des Balkans, via la Grèce, les images et les commentaires qui nous parvenaient étaient celles de « migrants » – donc une catégorie beaucoup plus vague, beaucoup plus vaste – qui traversaient la Méditerranée. Ces nouveaux « boat people »(1), arrivant sur les côtes italiennes ou périssant en mer pouvaient donner l’impression qu’un continent est en train de vider sa misère sur un autre, en l’occurrence la citadelle de l’opulence qu’est l’Europe. Voilà le contexte dans lequel prend place le phénomène des réfugiés. À l’exil causé par la misère ou la recherche d’une vie meilleure, s’ajoute l’exil pour la survie, dans un conflit marqué par le terrorisme et la violence extrême. Tout cela peut engendrer des peurs en Europe ou dans beaucoup d’autres parties du monde, où il existe une méfiance envers les étrangers. Mais dans un contexte marqué par une crise de confiance en l’avenir, l’inquiétude quant à la solidité de nos propres structures, à la pérennité de notre modèle social, l’accueil des réfugiés résonne d’autant plus fort car il met en lumière le besoin de protection de millions de citoyens français qui se sentent abandonnés.

Certains hommes ou femmes politiques instrumentalisent cette peur et surfent sur l’idée de préférence nationale….
Oui, la tentation est forte de rapprocher les maigres subsides alloués aux réfugiés de l’absence de sollicitude de la part de la société envers ceux qui sont privés d’emploi ou de logement. C’est très difficile. Donc, Il y a une mise en relation directe. Ce sentiment d’être oublié alors que les réfugiés seraient l’objet de toutes les attentions, il ne faut pas le mépriser, mais le comprendre de la part de personnes qui se vivent en compétition pour des ressources rares (emplois, logement Ndlr) et voient l’arrivée de « concurrents » qui n’ont pas demandé à l’être. Tout cela compose un tableau politiquement compliqué. On n’explique pas suffisamment que tous ces exilés sont une ressource de compétences, d’énergies, qu’ils ont envie de travailler, vont payer des impôts, et que donc, il n’y a pas lieu d’y voir une menace.
Or, ce que les gens voient à court terme, ce sont les moyens à mettre en place pour les accueillir et l’absorption inévitable de ressources. Quand on s’est vu refuser une allocation, qu’on attend une HLM depuis dix ans, on se dit qu’on est venu nous prendre quelque chose qui nous revenait. Il faut donner droit à ce sentiment d’angoisse, d’injustice, de frustration qui a ses raisons et qui n’est pas forcement du racisme ou de rejet de l’autre, mais sans renoncer à le combattre par la raison. Ce type de réactions s’observe partout dans le monde, de l’Angola au Salvador en passant par la Thaïlande.
Il y a forcément des moments de friction. Après, tout ça est pris dans le mouvement de l’histoire.

Le haut-commissariat aux réfugiés évoque le chiffre de 52 millions de personnes déplacées dans le monde du fait des conflits. Le monde de ce début de XXIe siècle est-il plus dangereux que celui du siècle précédent ?
Je suis mesuré sur ces chiffres qui intègrent les retours dans le pays d’origine après un temps d’exil. Vu d’Europe, le monde paraît en effet plus incertain qu’il ne la jamais été. Mais c’est une impression trompeuse. Les trois quart des crises majeures ont lieu à la périphérie de l’Europe. On a un sentiment d’encerclement : de l’Ukraine jusqu’à la Mauritanie, il y a une sorte de cercle de feu qui entretient de l’angoisse. Ces guerres se déroulent à moins de six heures de vol de chez nous. Mais, depuis les années 1980, selon des études universitaires, la mortalité du fait de conflits ne cesse de diminuer. Avec deux pics toutefois : l’un en 1994, avec le génocide au Rwanda ; l’autre en 2013-14 avec l’intensification de la violence en Syrie.

Pour mieux comprendre les raisons du départ des réfugiés, pouvez-vous nous donner une idée de l’ampleur de la gravité des combats en Syrie et en Irak ?
Le conflit en Syrie se range parmi les plus grands conflits qu’on a vu depuis la Seconde guerre mondiale. On est sur un chiffre de 250 000 morts en quatre ans de combat. La mortalité est un peu moins haute qu’en Afghanistan où il y a eu 6 millions de réfugiés sur une population comparable de 22 millions d’habitants.
Le conflit syrien a des paramètres particuliers qui tiennent à la situation géographique. C’est un pays du littoral méditerranéen et les voies de communication avec le reste des pays méditerranéens, et donc de l’Europe, existent. C’est un pays économiquement plus développé que l’Afghanistan, avec une importante classe moyenne disposant de ressources, de réseaux, de moyens financiers, de capacités d’organisation, de réactivité, grâce notamment aux outils numériques.
Ces conditions ont contribué au « débordement » des réfugiés hors des provinces limitrophes de la Syrie.
Ce phénomène est accentué par le fait que l’aide qui était apportée au pays voisins, notamment à la Turquie ou la Jordanie, a été sérieusement amputée. Des gens qui avaient fui la Syrie, depuis deux ou trois ans, arrivent à présent en Europe.

Or la communauté européenne peine à trouver une réponse commune à cet accueil ?
Parce que la construction européenne est en panne. La confiance dans l’avenir est remplacée par le doute et l’inquiétude.
Il est absolument fondamental de travailler à une répartition des réfugiés. Et pas seulement en Europe, d’ailleurs. Les Américains paient, mais n’accueillent pas beaucoup. Or ils sont largement à l’origine de cette situation tragique. Il y a une faute énorme des États-Unis, je dirais même un crime : l’invasion de l’Irak en 2003 ne pouvait pas déboucher sur autre chose que le chaos actuel en Syrie et en Irak.

L’accueil des réfugiés se transforme en crise et le continent européen se hérisse de clôtures en tous genres. Est-ce une solution ?
Plutôt que de se fermer, le continent européen et les autres pays pourraient organiser la mobilité. Ce qui ne veut pas dire que tout le monde pourrait s’installer dans un pays autre que le sien, car on ne peut pas exiger d’un pays qu’il accorde un droit de résidence. C’est une prérogative souveraine qu’aucun pays n’est prêt à lâcher, et qui n’est après tout pas illégitime. En revanche, on diminuerait et on dédramatiserait considérablement la question des migrants, réfugiés ou non, si on répondait au désir majoritaire sur la planète d’avoir la possibilité de travailler temporairement dans un pays étranger, et de revenir chez soi. C’est le côté définitif de leur exil qui oblige les gens à entrer dans la clandestinité, comme c’est le cas pour les déboutés du droit d’asile. Tout obstacle arbitraire, non organisé, crée des problèmes. On le voit à Calais, où les migrants n’ont qu’une idée : s’en aller !

(1) Les boat-people (terme construit à partir des mots anglais « bateau » et « gens ») sont à l’origine des migrants qui fuyaient le Viêt Nam par voie de mer pour des raisons politiques. Ce terme a commencé à être utilisé dans la presse francophone à partir de la chute de Saïgon en avril 1975.

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