Aurélien Bernier : « La déconstruction du service public a une histoire »

Aurélien Bernier, auteur du livre L'énergie hors de prix, éditions de l'Atelier, 2023

Après « Les Voleurs d’énergie », l’essayiste Aurélien Bernier continue son enquête avec « L’énergie hors de prix », aux éditions de l’Atelier. ©DR/Éditions de l’Atelier

Dans « L’Énergie hors de prix », l’essayiste militant Aurélien Bernier livre une enquête éclairante sur la crise annoncée des énergies en Europe, et du fiasco coûteux qui en a résulté.

Dans son ouvrage « L’Énergie hors de prix », paru le 6 octobre dernier aux Éditions de l’Atelier, Aurélien Bernier, spécialiste des politiques environnementales et essayiste militant, se fait le conteur – engagé – de l’histoire d’une crise annoncée vers laquelle tout un continent, l’Europe, a marché avec entêtement depuis plus de deux décennies. Une crise qui a débouché sur une impasse, une flambée des prix de l’énergie inédite.

Simple, clair, presque romanesque dans sa forme, ce livre passionnant, en forme d’enquête, se révèle incontournable pour qui veut comprendre et… agir. L’auteur revient d’abord sur les étapes de la libéralisation du secteur de l’énergie à l’échelle européenne et ses conséquences sur le service public national. Puis, il s’attelle à analyser le « market design » de la régulation par le marché, c’est-à-dire les règles de fonctionnement de ce marché et la formation des prix de l’énergie en Bourse, énergie caractérisée par la très grande diversité de ses systèmes de production. Si l’on ajoute à cela la volatilité des coûts, les aléas climatiques, les contraintes de la décarbonation et les activités de spéculation des traders et des commercialisateurs, conclut l’ouvrage, les prix quittent la réalité pour batifoler dans les arcanes algorithmiques quotidiens des marchés.

Aurélien Bernier, pourquoi ce livre ?

En 2018, j’avais publié « Les Voleurs d’énergie », un ouvrage qui raconte – ce qui n’avait jamais été fait – l’histoire de la propriété des énergies et des systèmes mis en place pour les exploiter, lesquels sont successivement passés du secteur privé au secteur public et vice versa, à travers le monde au cours du siècle dernier. Dans ce nouveau livre, j’ai voulu tenter d’expliquer la flambée des prix de l’énergie. Une flambée qui a débuté au printemps 2021, soit bien avant la guerre russo-ukrainienne. Pour ce faire, il fallait décortiquer à la fois le fonctionnement du prix des énergies électrique et gazière et les mécanismes de formation des prix en Bourse. Au fond, les mécanismes économiques sont assez simples, même si les explications pour les justifier apparaissent très compliquées, et, pour nombre d’entre nous, incompréhensibles. Pour les comprendre, il était nécessaire de faire l’histoire des vingt années de la libéralisation du secteur voulue par la Commission européenne, laquelle est arc-boutée sur le dogme de la concurrence et de la régulation par le marché.

Cette notion d’histoire est très importante dans votre livre. Pourquoi y attacher tant d’importance en remontant étape par étape, date par date, cette séquence de vingt ans ?

Mais parce que la déconstruction du service public, de son architecture d’optimisation des coûts et de sa disponibilité a une histoire. La raconter vise à la fois à expliquer et à révéler qu’il ne s’agit pas d’une évidence qui s’imposerait au fil du temps, mais le résultat d’une décision et de choix qui viennent de loin. La libéralisation et la mise en concurrence sont un dogme idéologique pour la Commission européenne. Ce dogme a une histoire qui commence au Chili, juste après le coup d’État du général Pinochet contre le gouvernement de gauche d’Allende en 1973. Il se répand en Afrique et en Europe, en commençant par la Grande-Bretagne sous le gouvernement de Margaret Thatcher. Puis, à coups de directives prises par la Commission européenne, chacun des pays européens est sommé d’ouvrir son secteur énergétique au secteur privé. En France, cela passe par la privatisation d’entreprises comme Gaz de France. Pour EDF, par la privatisation d’une part de sa production électrique que l’entreprise publique se doit de vendre à prix fixe à ses concurrents. Le plan Hercule de démantèlement du service public intégré ou la volonté de la Commission européenne de privatiser des barrages électriques participent de cette déconstruction.

« Le prix de marché explose et les factures flambent, là où la régulation publique offre la garantie d’un prix moyen, qui s’appuie sur l’optimisation des coûts de fonctionnement de tous les moyens de production. »

Cependant, les objectifs affichés sont plutôt louables : une meilleure intégration et un partage de la ressource, via des interconnexions plus nombreuses entre les pays, et surtout la baisse des tarifs et le développement des énergies renouvelables ?

Mais, en substituant le marché, c’est-à-dire la Bourse, à la régulation publique de ce secteur, c’est la profitabilité qui prend le pas sur l’intérêt général. En matière d’électricité et de gaz, on fait passer la planification de la disponibilité de l’énergie électrique ou de celle du gaz, avec des contrats à long terme, après celle des profits à réaliser sur sa rareté, et l’urgence pour les consommateurs de s’en procurer ! Le prix de marché explose et les factures flambent, là où la régulation publique offre la garantie d’un prix moyen, qui s’appuie sur l’optimisation des coûts de fonctionnement de tous les moyens de production, de transport et de distribution. Une régulation qui permet de « lisser » le principe économique dit du coût marginal, qui veut que ce soit la dernière centrale appelée à soutenir le système qui produise l’électricité la plus chère. Les mécanismes de marché ne corrigent pas la volatilité naturelle des coûts, mais en profitent, et nuisent à la fois aux consommateurs et à l’équilibre financier et industriel des opérateurs. Même les tarifs réglementés, en France, qui ont été supprimés pour le gaz, mais ont été conservés pour l’électricité, pâtissent de ces prix de marché auxquels ils sont injustement indexés. Bref, les prix ne reflètent plus les coûts.

« Les plus ardents défenseurs du dogme de la libéralisation du gaz et de l’électricité, les patrons des grandes entreprises, ont compris la situation et demandent aujourd’hui à s’en préserver. »

Vous pointez cependant une libéralisation « en peau de lapin », biberonnée aux aides publiques.

Oui, c’est patent concernant l’Arenh [accès régulé à l’électricité nucléaire historique, ndlr]. Mais c’est vrai aussi des centrales privées solaires et éoliennes qui ne vivent que de subventions publiques via l’obligation d’achat de leur production par le service public. Et que dire du bouclier tarifaire payé par l’État pour éponger les dérives du marché, et qui, au total, selon les chiffres officiels, se serait élevé à quelque 92 milliards d’euros !

Que dire des récentes négociations européennes sur la régulation du marché et la vérité des prix ?

Que les plus ardents défenseurs du dogme de la libéralisation du gaz et de l’électricité, les patrons des grandes entreprises, ont compris la situation et demandent aujourd’hui à s’en préserver. Avec l’instauration de contrats à moyen ou long terme, qu’ils pourront contracter auprès des fournisseurs, ils veulent parvenir à se prémunir des aléas du marché. Les autres, les petites entreprises et les particuliers, enfin tous ceux qui n’ont pas de lobbys à leur service auprès de la Commission, devront continuer à en subir les conséquences.

« S’il faut considérer la sobriété énergétique comme une nouvelle ressource, elle ne peut pas être abandonnée au marché […] elle doit faire l’objet d’une planification démocratique confiée à un vrai service public de la sobriété. »

Aujourd’hui, le débat autour de l’énergie est touffu et embarque la crise climatique, les tarifs des factures, les difficultés industrielles et financières d’un secteur sous tension, les crises géopolitiques. Que faire ?

Le risque est de voir la tarification se rapprocher de plus en plus des fluctuations à la hausse du marché. Il faudrait revenir rapidement à la maîtrise publique de ce secteur en France, mais aussi dans les autres pays. Et substituer la coopération à la concurrence. L’énergie électrique est devenue un bien de première nécessité et un atout de la démondialisation et de la transition écologique. Et, s’il faut considérer la sobriété énergétique comme une nouvelle ressource, elle ne peut pas être abandonnée au marché. Plutôt que subie sous la pression de la hausse des prix, qui abandonne chacun à la hauteur de ses moyens pour la réaliser et en profiter, elle doit faire l’objet d’une planification démocratique confiée à un vrai service public de la sobriété. Il faut cependant comprendre qu’on se heurtera aux traités européens, aux directives et aux règlements, et qu’il faudra à ceux qui espèrent sortir de cet ordre juridique beaucoup de courage politique.


Pour aller plus loin

L'énergie hors de prix, Aurélien Bernier, éditions de l'Atelier« L’énergie hors de prix, les dessous de la crise », d’Aurélien Bernier, éd. de l’Atelier, 2023,  172 p., 19 euros.

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