Bulles de résistance

© Eric Raz/ CCAS

Rencontre avec Laurent Galandon (à gauche) et Tristan Thil (à droite) à la librairie La licorne, Valence©E.Raz/ccas

Après avoir filmé la lutte des sidérurgistes du site lorrain d’Arcelor Mittal, en 2012, Tristan Thil retrace son expérience dans une BD reportage, Florange, une lutte d’aujourd’hui. Pour Lip, des héros ordinaires, Laurent Galandon s’est plongé dans les archives de ceux qui luttèrent entre 1973 et 1976 pour le maintien de leur usine horlogère franc-comtoise. Entretien croisé.

Que pensez-vous du traitement médiatique des conflits sociaux ?

Laurent Galandon, auteur de Lip, Des héros ordinaires : La médiatisation permet d’obtenir le soutien de la population, et peut être d’une manière plus opportuniste des politiques. Mais ces conflits sont noyés dans la masse médiatique. On est sur l’immédiateté et le spectaculaire. Donc si on écoute que ce qu’on nous offre à la télévision ou sur les ondes, on n’en a qu’une vision parcellaire, et souvent un peu déformée. Or je crois que sur ce genre de sujet, il faut aller vers des articles et des livres de fond, comme Florange, comme j’espère Lip, mais cela demande un effort. Aujourd’hui on n’est peut-être plus suffisamment dans l’effort pour aller chercher l’information, parce qu’elle est présente de manière tellement massive qu’on ne prend que le premier niveau. On balaye l’actu … mais finalement on regarde les gros titres. Aujourd’hui, les journalistes sont de passage, c’est comme pour le papillon : il faut laisser la lumière allumée pour qu’ils restent.

Tristan Thil, auteur de Florange, Une lutte d’aujourd’hui : Il faut jouer avec la proposition médiatique. À Florange, les ouvriers assuraient le spectacle, et les médias en avaient pour leur argent. Sinon, c’était foutu. On dirait que les journalistes n’ont plus le temps de consacrer du temps au reportage de fond… Un homme comme le cinéaste Jean-Robert Viallet, qui a réalisé le documentaire La mise à mort du travail, a eu le prix Albert Londres en 2010 (1). C’est symptomatique : ce ne sont plus les journalistes qui font ce genre de travail, qui suppose de passer deux ou trois ans sur un projet. C’est aussi la différence entre le journalisme et le documentaire. Mon film Florange, l’acier trompé (2) a marché parce que c’était un coup de plus dans la pression médiatique : ça recréait du débat et soufflait sur les braises, y compris à l’intérieur du mouvement en Lorraine.

Quel est le rôle d’un auteur de bande dessinée dans cette médiatisation ?

T. Thil: La bande dessinée permet de s’intéresser à une histoire qui serait restée une image entre mille autres sur les réseaux sociaux ou les chaînes d’information. Contrairement à la télévision, qui est un flux, et du cinéma, qui est un média de masse, la BD a un rapport différent avec le public : on lui parle face à face. La bande dessinée amène aussi des gens qui n’y viendraient pas autrement vers ces sujets-là. Mais même en Lorraine, où le conflit a été médiatisé, des gens ont compris certains enjeux, au travers de mes personnages. Il y a encore des gens qui me sollicitent pour des débats autour de la BD ou du film, et je dis toujours oui, parce que ça génère de la discussion et des échanges. Et au-delà, j’espère que Florange aura une pérennité… j’espère le relire plus tard et trouver qu’il a encore du sens.

L. Galandon : J’aime l’idée que mes livres soient des passerelles entre leur sujet et les lecteurs. Je me bats beaucoup pour faire connaitre mes livres au-delà des lecteurs de bande dessinée, qui vont peut être les apprécier pour leurs qualités esthétiques ; mais ça m’intéresse moins que si Lip est lu par quelqu’un qui ne lit pas de bande dessinée, et qui s’intéresse juste à la thématique. J’ai vu des jeunes n’ayant jamais entendu parler des Lip et qui découvraient leur lutte, venir à mes dédicaces. C’est excitant de jouer ce rôle de passerelle. La bande dessinée est aussi une forme de vulgarisation : pour faire les 162 pages de Lip, j’ai dû lire près de 2 000 pages de livres et d’articles !

Est-ce que cet engagement en tant qu’auteur fait changer les choses, sur le fond ?

L. Galandon : Aujourd’hui tout le monde sait qu’on est dans un système destructeur. La médiatisation permet d’obtenir le soutien de la population, et peut être d’une manière plus opportuniste, des politiques. Aussi je ne me considère pas comme un donneur d’alerte ; c’est plus un cri, un appel à l’aide qu’une dénonciation. On ne change rien au fond de l’affaire. Mais c’est un geste citoyen.

T. Thil: En effet, on ne change rien au fond de l’affaire. Pour autant c’est compliqué de pas le dire. Je ne sais pas si ça fait bouger les choses, mais c’est une goutte d’eau. Quand tu vois que quelque chose va disparaître, tu tournes les images et tu écris l’histoire, tant que tu peux le faire…

La narration de la bande dessinée permet-elle d’humaniser les conflits sociaux ?

L. Galandon : Les médias parlent de la lutte à travers ses causes et ses conséquences. Mais les personnes qui la mènent sont souvent anonymes. Or quand on ne touche pas de salaire pendant des mois, en étant tous les matins devant la porte de l’usine, cela a forcément des conséquences sur la vie privée. À Lip il y a eu plein de divorces ! Une lutte, ce n’est pas seulement le moment de la revendication, elle a aussi des conséquences invisibles. Pour certains, ça a été une révélation, pour d’autres un traumatisme… Quant à la narration, je ne suis ni documentariste ni journaliste, mais un raconteur d’histoires. On rentre dans l’histoire de Lip via la fiction, à travers le personnage de Solange, une ouvrière. Je n’ai rencontré aucun des 650 salariés de Lip impliqués dans la lutte avant de faire le livre. J’aurais eu autant d’histoires du conflit qu’il y a de salariés. Comment choisir ?

T. Thil: Dans la bande dessinée, on peut contempler les personnages dans leur complexité. J’ai été touché par les gens que j’ai rencontrés à Florange, avec qui j’entretiens encore des relations. Mais j’étais à la fois dedans et dehors : un témoin, un peu à côté des évènements, mais qui a un rôle à jouer. J’espère que Florange aura une pérennité, que plus tard il aura encore du sens. Ça laisse une trace, ça permet de garder la mémoire intacte.

Quel est votre rapport personnel aux luttes ouvrières ?

T. Thil: Mes parents ne sont pas sidérurgistes, mais j’aimais traîner dans les friches industrielles de Lorraine, près de chez moi. J’avais déjà l’idée de créer de l’archive. Florange, j’y suis allé un peu par instinct, c’était à coté de chez moi. À Gandrange (3), j’avais toujours entendu qu’ils allaient fermer. Et là, en 2008, ça y est, ils allaient le faire ! Je me suis dit : il faut que j’aille filmer ; j’avais l’idée de créer de l’archive. Mais je n’ai pas vécu dans un monde ouvrier. J’ai soutenu la lutte de Florange, mais il y un certain nombre de choses qui m’échappent, que je ne comprends pas. En fait je suis nostalgique d’une cohésion de groupe. Mais que ce soit Florange ou un autre conflit, au fond, c’est l’histoire d’individus qui se battent contre quelque chose. Le personnage principal du livre, c’est la capacité de résister, à l’échelle d’un individu ou d’un collectif. Je suis nostalgique d’une cohésion de groupe. C’est le problème de la désindustrialisation : elle casse le tissu social. Mais c’est une crise de transition, d’où quelque chose d’autre naîtra peut-être.

L. Galandon Je ne suis pas issu d’un milieu ouvrier. Mais j’aime les personnages en résistance, qui sont capables de se battre jusqu’au bout, quitte à parfois faire des erreurs. De cela je suis très respectueux, admiratif même. Ce sont des choses que je n’ai pas connues et qui tendent à disparaître. Mais le monde ouvrier ne disparaît pas, il mute : les ouvriers d’aujourd’hui ont été dissous dans le tertiaire. Le monde ouvrier est beaucoup plus étouffé, moins identifiable, plus difficilement mobilisable. Il y a aussi un vrai problème de désyndicalisation en France. Écrire des livres comme ça amène les auteurs à avoir des questions de fond. Je n’ai pas une légitimité d’historien, ni d’homme politique, mais j’ai une responsabilité de citoyen. En ce moment, je travaille sur l’histoire de Ceralep, une entreprise de céramique drômoise qui, en 2004, s’est constituée en société coopérative et participative (Scop) (4). Raconter cette histoire, c’est dire qu’il y a des alternatives, qui méritent d’être mises en valeur et connues.


(1) Le prix Albert Londres récompense les meilleurs reporters de presse écrite et audiovisuelle.
(2) Tristan Thil, Florange, l’acier trompé, 55 min, 2013.
(3) Arcelor Mittal ferme d’abord l’aciérie de Gandrange en 2008, puis les hauts fourneaux de Florange entre 2012 et 2013.
(4) Voir notre dossier sur les Scop dans le Journal n°342, mars 2013.

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