« ITER est un défi scientifique et politique »

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Bernard Bigot a été nommé directeur général d’ITER Organization début 2015. ©E.Raz/CCAS

Pour Bernard Bigot, directeur général d’ITER Organization, « ITER est l’un des très rares projets où tous les grands pays se retrouvent, sur plusieurs décennies, pour atteindre un objectif. »

ITER est un projet sans précédent, tant par son envergure internationale que par son ambition scientifique et technique. Pourtant, il reste très peu connu du grand public français, hors du monde scientifique et des industries énergétiques. Comment l’expliquez-vous ?

Ce projet a débuté il y a sept ans dans le cadre d’un grand accord international, mais dans un contexte où il a eu du mal à démarrer. On a annoncé, un peu vite, que la machine serait construite en dix ans, mais chacun était bien convaincu que ce serait impossible. Il s’en est suivi une certaine modestie de communication. On comprend bien qu’il est difficile d’être un promoteur actif d’un projet dont on sait qu’il sera difficile à réaliser dans les délais annoncés. C’est là la première des premières raisons à ce manque de notoriété en France.

Aujourd’hui, la situation est différente. Nous venons de faire valider par les sept partenaires d’ITER un nouveau calendrier prévoyant un premier plasma en 2025 et la pleine puissance, avec fusion du deutérium et du tritium, en 2035. Ce calendrier est aujourd’hui reconnu par tous comme ambitieux, mais réaliste, même s’il peut paraître incroyablement long. Il ne l’est pourtant pas si on le compare à d’autres programmes de cette ampleur. Prenez le Large Hadron Collider (LHC), l’accélérateur de particules du CERN (Organisation européenne pour la recherche nucléaire). C’est en 1994 que la décision de sa construction a été prise… et en 2012 que le boson de Higgs a été identifié, une avancée scientifique majeure, grâce au LHC.

Il faut aussi prendre la mesure du fait que l’image d’ITER se mesure à l’échelle des 35 pays qui composent l’organisation, et de ses sept partenaires qui représentent la moitié du monde. Elle est peut-être faible en France, mais il y a eu de nombreuses émissions de télévision très largement suivies sur ITER en Corée du Sud, en Chine, en Russie, au Japon… En Chine, le Premier ministre ou le président de la République sont venus inaugurer en personne des usines fabriquant des pièces pour ITER. De plus, chaque fois qu’on le présente, ITER suscite un vif intérêt, et même une vraie fascination. Chacun reconnaît qu’en cas de réussite ce sera une grande avancée dans l’histoire de l’humanité.

ITER est-il un défi scientifique et technique ou plutôt politique et administratif ?

Les deux. Il n’y a pas de hiérarchie. Ce projet ne peut progresser que si les sept partenaires sont résolus à avancer ensemble. Aucun pays n’a, seul, les capacités scientifiques, techniques, industrielles ou financières de mener à terme un tel projet. Nous mettrons vingt ans à y parvenir. Un seul pays mettrait quatre ou cinq fois plus, soit un siècle. Et aucun pays ne peut se penser à l’échelle d’un siècle. Tous les États membres savent très bien qu’ils ont absolument besoin d’explorer des technologies alternatives, fortement innovantes, pour remplacer la consommation massive d’hydrocarbures. ITER représente un enjeu tellement stratégique que je n’ai jamais vu de débats à l’intérieur d’ITER Organization pollués par des considérations de politique nationale.

Même entre la Russie, la Chine, les Etats-Unis et l’Union européenne, qui entretiennent des relations de plus en plus tendues ?

Je peux vous affirmer que les sanctions économiques de l’Union européenne contre la Russie ne sont à aucun moment venues interférer dans les débats internes à ITER Organization. Et les États-Unis viennent de signer un engagement à rester dans l’organisation jusqu’en 2035, c’est-à-dire jusqu’à l’étape de mise en route d’une machine pleinement opérationnelle selon notre nouveau calendrier. Il s’agit certes d’un engagement gouvernemental. Le Sénat peut le remettre en cause, mais c’est tout de même un signe très important, alors que la tension est palpable entre Russie et États-Unis.

Êtes-vous inquiet de la présidence de Donald Trump, qui s’annonce comme isolationniste ? Les États-Unis se sont déjà, par le passé, retirés temporairement d’ITER…

On a toutes les raisons d’être toujours inquiet. Mais j’ai une double et ferme conviction.

La première est qu’ITER est un projet stratégique. Les États-Unis, comme tous les pays, ont envie de savoir si la fusion nucléaire peut, ou non, être utilisée comme source d’énergie. S’ils se retirent, ils ne pourront pas le savoir, sauf à construire seuls une installation comparable à ITER, ce qui est difficilement envisageable. Les États-Unis, comme tous les autres États membres, ont intérêt à rester dans ITER si nous faisons la démonstration que nous gérons le projet de la meilleure façon possible. C’est ce que j’ai expliqué lorsque j’ai été auditionné devant le Congrès américain : vous contribuez aujourd’hui à 9% de la machine, mais vous aurez à terme 100% des savoirs techniques et scientifiques qu’elle aura générés. C’est le meilleur rendement que vous pouvez espérer, si la gestion est bonne. Mon rôle est de convaincre tous nos partenaires qu’ITER est parfaitement géré.

Ma seconde conviction est qu’ITER est un des très rares projets où tous les grands pays se retrouvent, sur plusieurs décennies, pour atteindre un objectif. Or, il y a bien d’autres sujets – je pense évidemment au climat, mais aussi à la santé ou à l’eau – sur lesquels la coopération internationale devra s’exercer dans les décennies à venir. Je me souviens que le conseiller du président Obama m’avait dit que, ne serait-ce que pour cette raison, un retrait américain d’ITER serait une catastrophe. Quelle serait la crédibilité américaine à initier demain des coopérations internationales si les États-Unis se retiraient d’ITER ?

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Une maquette montre une vue en coupe du tokamak ITER, technologie permettant de produire une fusion nucléaire contrôlée. ©E.Raz/CCAS

Il y a un autre précédent de coopération qui fonctionne plutôt bien : la station spatiale internationale.

Certes, mais la station spatiale internationale n’a aucun enjeu stratégique. Elle permet des avancées fondamentales sur la connaissance de la biologie en apesanteur, par exemple, mais ne porte en elle aucun grand défi. Or, ce dont il est question avec ITER, c’est rien moins que l’approvisionnement énergétique de la planète dans les siècles à venir ! On peut bien sûr miser sur les énergies renouvelables, mais on en connaît aussi les limites intrinsèques : l’intermittence, le caractère diffus, et l’incapacité à générer de fortes puissances. Ces deux raisons m’incitent à penser que tous les États ont intérêt à rester dans ITER, surtout si nous menons un travail pour faire connaître l’extrême importance de ce qui se joue ici. Il sera difficile de garder un soutien de l’opinion, et donc des politiques, pendant vingt ans, je le sais bien. Et une des manières de le faire sera de convaincre que le projet est bien géré et qu’il avance.

Comment garantir la bonne maîtrise d’un chantier d’une telle ampleur ?

Le principal défi technique vient du fait que, comme l’avait prévu l’accord instituant ITER, l’approvisionnement du chantier dépend des États membres. Chaque État doit fournir une partie de la future machine. C’est un défi quotidien de coordination. C’est pourquoi la grande majorité du personnel qui travaille aujourd’hui à ITER Organization sont des ingénieurs ou des techniciens. Il n’y a qu’une vingtaine de physiciens sur les 800 que nous sommes. Mais ils ont vocation, à terme, à être au coeur d’un réseau international de scientifiques s’intéressant aux questions posées par la fusion nucléaire, et en particulier le contrôle du plasma ou la séparation des isotopes de l’hydrogène.

Comment s’effectue le contrôle qualité de pièces fabriquées dans le monde entier ?

Nous qualifions, selon une longue procédure, toutes les entreprises qui interviennent sur le chantier et surtout leurs salariés à tous les niveaux, des ouvriers aux responsables de contrôle qualité. ITER est une organisation nucléaire soumise, en la matière, à la législation française, donc au contrôle permanent du chantier par l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN). Nous sommes habilité à exiger de tous les partenaires qu’ils satisfassent à ses exigences de qualité. Qualifier un ouvrier, un soudeur par exemple, prend du temps. C’est ce qui explique la durée du chantier.

Comment se passent les discussions entre les sept organisations ITER nationales et l’organisation centrale ? Y a-t-il une part de négociation diplomatique ?

Pas du tout. ITER Organization a une personnalité légale et n’a aucun besoin de passer par les représentations nationales. Nous construisons en notre sein des réseaux scientifiques, par exemple entre opérateurs de grands tokamaks, en toute indépendance. En tant que directeur général d’ITER Organization, je peux engager, sous le contrôle du Conseil ITER, le projet comme un chef d’entreprise – si vous me permettez l’expression car il ne s’agit pas d’une entreprise à but lucratif – sans passer par le pouvoir politique ou sa représentation diplomatique. ITER est comme un grand laboratoire, international, où se joue une partie de l’avenir énergétique de l’humanité.

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