Un service public de l’énergie est-il encore possible ?

Logo du groupe EDF. Barrage du sautet (Isère).

La renationalisation d’EDF en juin 2023 ne protège pas l’opérateur public de la privatisation de certaines de ses activités. ©Bertrand de Camaret/CCAS

Face à la financiarisation accrue du secteur de l’énergie, aux menaces de démantèlement d’EDF qui planent toujours et à la pression de la Commission européenne pour introduire la concurrence jusque dans la production hydroélectrique, doit-on faire une croix sur un service public de l’énergie en France ?

Le 8 juin 2023, les dernières actions d’Électricité de France étaient retirées de la Bourse. L’entreprise redevenait totalement publique, son capital appartenant, de nouveau, intégralement à l’État. Pour le gouvernement, cette « renationalisation », décidée un an plus tôt, vise à « assurer l’indépendance et la souveraineté énergétique de la France » et à « pouvoir planifier sur le très long terme les moyens de production, de transport et de distribution d’électricité ». Elle doit notamment faciliter la construction de six réacteurs nucléaires de technologie EPR2 d’ici à 2050.

Si cette opération a été qualifiée de nationalisation, elle a peu à voir avec celle de 1946, mise en place par l’Assemblée nationale constituante et le ministre de la Production industrielle Marcel Paul : il n’est plus question d’instaurer un monopole public, la concurrence si chère à l’Union européenne restant plus que jamais d’actualité.

Une concurrence à plusieurs vitesses

Mise en œuvre par les directives de 1996 pour l’électricité et de 1998 pour le gaz, la libéralisation des marchés de l’énergie dans l’Union européenne instaure la concurrence dans la vente (les marchés de détail) et dans la production (les marchés de gros). Comme le rappelle Jacques Percebois, professeur émérite à l’université de Montpellier et directeur du Centre de recherche en économie et droit de l’énergie (Creden), « Bruxelles n’a pas à se prononcer sur le caractère public ou privé des entreprises. Cependant, les traités européens imposent qu’il y ait compétition et qu’il n’y ait pas d’abus de position dominante. Pour la Commission, les principaux indicateurs d’ouverture à la concurrence sont la part de marché d’EDF dans la fourniture d’électricité et celle d’Engie dans le gaz. Mais, en tant qu’entreprise publique, EDF est particulièrement surveillée ».

Une première condition à l’introduction de cette concurrence était d’isoler les activités de réseau (RTE et Enedis pour l’électricité, GRT gaz et GRDF pour le gaz) dans des entreprises autonomes, qui doivent traiter tous les producteurs et fournisseurs sur un pied d’égalité. Une seconde condition était, bien sûr, de permettre aux consommateurs de choisir librement leur fournisseur, ce qui fut fait par étapes.

Puisqu’il est inenvisageable de privatiser des centrales nucléaires […] la Commission européenne a dû trouver d’autres moyens de réduire les parts de marché du secteur public français.

Le gaz consommé en France étant importé, le passage d’un monopole à un marché concurrentiel dans ce secteur se fit sans grande difficulté. Dans l’électricité, à l’inverse, la production est nationale et très majoritairement assurée par EDF. Puisqu’il est inenvisageable de privatiser des centrales nucléaires – tant pour des questions de sécurité et de stratégie que d’absence de rentabilité à court terme –, la Commission européenne a dû trouver d’autres moyens de réduire les parts de marché du secteur public français.

Instauré en 2010, l’Accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh), qui procure aux « fournisseurs alternatifs » du courant à très bas prix produit par EDF, a permis de renforcer la concurrence en matière de fourniture d’énergie. Mais Bruxelles veut aussi davantage de compétition dans l’amont de la filière. En particulier, elle réclame depuis de nombreuses années l’attribution des concessions hydroélectriques par appels d’offres européens, ce qui ouvrirait la porte à la privatisation de barrages ou d’installations au fil de l’eau, y compris au bénéfice de multinationales étrangères.

Le projet Hercule toujours en embuscade

Impulsé en 2019 par le gouvernement français en lien avec la Commission européenne, le plan de scission d’EDF baptisé « Hercule » visait lui aussi à renforcer la concurrence. Il prévoyait la privatisation partielle ou totale d’activités de production (notamment les énergies renouvelables), du réseau de distribution (Enedis) et de plusieurs services, ne laissant sous propriété entièrement publique que le nucléaire et le réseau de transport. Mis en pause à la suite de la flambée des prix de l’énergie de 2021, il n’est pas abandonné pour autant.



« À l’issue d’un contrôle au ministère des Finances, fin 2022, j’ai découvert des notes prouvant que la renationalisation d’EDF était un préalable à une filialisation de certaines activités du groupe dans le but de les introduire en Bourse », explique le député socialiste Philippe Brun, membre de la Commission des finances de l’Assemblée nationale. L’article 2 de la loi déposée par le député en décembre 2022, en cours d’examen en deuxième lecture au Sénat, rend impossible une filialisation des activités : il propose d’inscrire dans la loi « les activités du groupe pour les préserver de toute possibilité de démembrement », et de rendre « le capital d’EDF incessible ». Ce faisant, détaille ainsi l’exposé des motifs, « si le Gouvernement souhaite démembrer et privatiser une partie des activités d’EDF, il sera donc contraint à l’avenir de faire adopter par le Parlement un projet de loi de privatisation, au lieu de le contourner comme le lui permet une OPA »,.

L’ambition de Philippe Brun est de garder le capital d’EDF public, mais le terme « monopole » n’y figure pas, car l’ouverture à la concurrence inscrite dans le droit européen s’impose à la France. « Mon texte n’enfreint aucune règle européenne. C’est une mesure d’urgence pour empêcher ce démantèlement prévu par Bercy. Il faudra ensuite aller plus loin et sortir l’électricité du marché. »

Toute réforme structurante [de la politique énergétique européenne] nécessiterait l’unanimité des 27 États membres.

Oui, mais comment ? Toute disposition législative française qui réduirait la concurrence dans le gaz ou l’électricité serait incompatible avec les directives et les règlements de Bruxelles et serait censurée par les juges français, notamment les juges administratifs, garants de la primauté du droit européen.

Quant à transformer de l’intérieur la politique énergétique européenne, qu’il est courant d’appeler « l’Europe de l’énergie », pour permettre un retour au monopole public, difficile d’y compter à court ou moyen terme : en matière de droit de la concurrence, toute réforme structurante nécessiterait l’unanimité des 27 États membres.

Constitutionnaliser les services publics

L’idée d’un grand service public intégré, sous forme de monopole, appartient-elle donc au passé ? Pas nécessairement, même si la voie pour le reconstruire serait étroite. Située au plus haut niveau de la hiérarchie juridique, la Constitution française peut encore primer sur le droit européen.

En 2019, Marie-Françoise Bechtel, ancienne députée Mouvement républicain et citoyen, proposait d’inscrire les services publics dans la Constitution, en y précisant que cela suppose la « propriété publique d’un opérateur national ».

Une telle modification permettrait de placer les secteurs du gaz et de l’électricité, entre autres, dans une situation d’exception au regard du droit européen de la concurrence. Reste à savoir quelle serait la réaction des institutions européennes, qui ne l’entendraient certainement pas de cette oreille.

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